<p>Au Centre Pompidou-Metz, l’exposition transdisciplinaire « Les Portes du possible » explore le rapport complexe et fascinant entre art et science-fiction</p>

Ingrid Luquet-Gad

Comment imaginer un autre lendemain pour le rendre possible ?

<p>Il faudrait partir. Mais où ? On voudrait partir. Mais comment ? Alexandra Müller, commissaire au Centre Pompidou-Metz, est formelle : « Parfois, il suffit d’être en mesure de s’imaginer un lendemain autre pour le rendre possible. » Alors, on le comprend : s’échapper malgré tout pour changer de planètes mentales n’a rien d’un projet illusoire. Cela serait précisément parce que les horizons semblent bouchés qu’il faut s’y atteler. Et à cela, l’art peut aider.</p><p>En réunissant, à partir du 5 novembre, 200 œuvres de la fin des années 1960 à nos jours, l’exposition « Les Portes du possible. Art &amp; science-fiction » propose une expérience en immersion au fil de 2300m<sup>2</sup>. Il en ressort une grande fresque exploratoire consacrée aux rapports entre art et science-fiction – une manière de réveiller ces envies d’ailleurs, pour mieux laisser germer mille alternatives sensibles. Et Alexandra Müller de préciser : « Je ne conçois pas la science-fiction comme un genre, mais comme une méthode de pensée. Celle de ne rien tenir pour acquis, et de se dire que nous ne sommes pas condamné∙e∙s à perpétuer le statu quo. » </p>

<p>Exposition transdisciplinaire, tissant un trait d’union entre l’art et la littérature, ce qui palpite en son cœur, ce sont les imaginaires insurgés. Dès son titre, « Les Portes du possible » est un défi lancé à tou∙te∙s les vivant∙e∙s du présent : se délester de la paralysie ambiante, pour se rendre à nouveau léger∙ère∙s. « Dans ma bibliothèque, je possédais la bande dessinée du même titre de François Schuiten et Benoît Peeters, de 2005 », raconte Alexandra Müller. « Poétique et symbolique à la fois, ce titre désigne en creux l’imagination comme outil de possibles changements. Il ouvre nos horizons. Or cela fait longtemps, depuis la fin de l’ère moderne, que nous avons perdu notre engouement pour les futurs désirables. Actuellement, nous avons plutôt tendance à discréditer toute tentative utopique comme naïve. »  </p><p>Les fictions spéculatives ont beau avoir le vent en poupe, le genre privilégié du moment serait bel et bien la dystopie. Témoignant de cet esprit d’époque, le néologisme de « collapsologie » faisait en 2020 son entrée dans le dictionnaire français. Ce courant d’étude transdisciplinaire diagnostique l’effondrement programmé de la civilisation thermo-industrielle, l’actuelle donc, engluée dans des mécanismes extractivistes et écocides. Au bord du gouffre, le premier réflexe spontané serait d’apprivoiser l’inéluctable. Forcer le trait pour transformer l’effroi en frisson. Anticiper la chute en tentant de jouir du vertige. Comment, alors, dépasser ces imaginaires paralysants au profit d’utopies du 21<sup>e</sup> siècle ou, selon l’expression de l’historienne de l’art Amelia Barikin, d’une « fabrication de mondes » ? </p>

<p>Certain∙e∙s artistes s’y attèlent déjà. Durant la décennie 2010 en particulier, les tentatives de déjouer les imaginaires apocalyptiques auront conduit à prendre pour sujet les mondes non-humains. Plus proches d’Ursula K. Le Guin ou de Donna Haraway, des artistes s’attelèrent à générer des biotopes non-humains, évoluant dans une temporalité autonome. À la série pionnière des <em>Emissaries</em> d’Ian Cheng, menée de 2015 à 2017, simulations de biotopes animaux, végétaux ou minéraux dotés de leur vie propre, répondent aujourd’hui les mondes parallèles de Jakob Kudsk Steensen, de Jenna Sutela ou d’Alice Bucknell. Par l’usage des nouvelles technologies comme la réalité virtuelle, l’intelligence artificielle ou le deep learning, iels donnent vie aux écosystèmes non-humains qui persisteraient au sein d’une planète d’où les humain∙e∙s auraient déjà disparu.</p><p>À première vue, la science-fiction serait précisément complice de cette extinction programmée. Du moins, une certaine science-fiction, faisant porter l’accent sur la science plutôt que la fiction. Celle qui, à trop avoir cru à la technique et au progrès, se serait enfermée dans des imaginaires testostéronés dopés à la conquête spatiale. Alexandra Müller en a pleinement conscience : « Le genre a longtemps souffert d’une vieille attribution dont il a eu du mal à se défaire : une aura de roman de quai de gare, de littérature pour éternel adolescent. Or qui écrit et lit de la science-fiction aujourd’hui ? Ce sont les marges, ceux∙elles qui ne se satisfont pas du statu quo : énormément de personnes associées à la communauté LGBTQIA+, d’afrodescentant∙e∙s ou de militant∙e∙s politiques et écologistes. »</p>

<p>À Metz, les classiques de la littérature de science-fiction fournissent malgré tout au parcours ses cinq entrées thématiques : <em>Le Meilleur des mondes </em>d’Aldous Huxley (1931)<em>, Neuromancien</em> de William Gibson (1984)<em>, Les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques</em> de Philip K. Dick (1968)<em>, Soleil vert</em> de Harry Harrison (1966) et<em> La Parabole du semeur </em>d’Octavia E. Butler (1993). Car ces visions de futurs élaborées en d’autres temps restent valides, dès lors qu’elles sont repeuplées par d’autres alliances, voix et visions. La liste d’artiste, pléthorique, le reflète : certes, les figures tutélaires ne manquent pas à l’appel, à l’instar de Tetsumi Kudo ou Peter Hutchinson, mais voisinent avec les représentant∙e∙s de la jeune génération d’artistes, à laquelle appartiennent Heather Dewey-Hagborg, Max Hooper Schneider, Renaud Jerez, Josh Kline, Josèfa Ntjam, Aïcha Snoussi ou Anna Uddenberg.</p><p>« Depuis plusieurs années, cette génération est imbibée d’une approche propre à la science-fiction, bien que les expositions mettent rarement en avant ce terme dans leur communication », poursuit Alexandra Müller. Il faudrait, parmi les grandes propositions marquantes, remonter jusqu’au cycle d’expositions « <em>Science-fiction »</em> organisé par le curateur Harald Szeemann à la Kunsthalle de Berne, qui circulera au Musée des arts décoratifs de Paris et à la Kunsthalle de Düsseldorf entre l’automne 1967 et le printemps 1968. Celui-ci, néanmoins, demeurait davantage dédié aux imaginaires historiques dont héritait la société des années 1960, incluant dans son approche tout un ensemble d’artefacts – robots géants et visuels de la NASA compris. </p>

<p>Or les années 1960 marquèrent précisément un tournant. Au sein de la décennie, qui vit l’essor des mouvements féministes et écologistes, la science-fiction commence à se délester des soucoupes volantes et des extra-terrestres. Elle se rapproche du réel et se met à spéculer sur des mondes contigus au présent – un tournant étudié dans l’ouvrage de référence édité par l’historienne de l’art Valérie Mavridorakis <em>Art et science-fiction. La Ballard Connection,</em> paru en 2011, que prolonge désormais l’anthologie <em>Science-fiction</em>,publiée en 2020 sous la direction de Dan Byrne-Smith et consacrée aux productions artistiques et théoriques du 21<sup>e</sup> siècle.</p><p>Loin d’un réalisme dopé à l’escapisme technologique rutilant ou des imaginaires cataclysmiques d’une déconnexion programmée, les mondes possibles qui animent aujourd’hui les artistes s’ancrent au plus près du social. Et si l’afrofuturisme, tout comme le cyberféminisme ou le cyberpunk, puisent également dans la contre-culture des années 1960 pour envoyer valser l’histoire des dominant∙e∙s, leur héritage, plus vivace que jamais, s’est démultiplié. Il faut désormais compter également avec le sinofuturisme, porté par des artistes comme Lawrence Lek, Lu Yang ou Sin Wai Kin, ou encore le Gulf Futurism, théorisé en 2011 par les artistes Fatima Al Qadiri et Sofia Al Maria.</p>

<p>Dans ces deux branches récentes des récits d’anticipation sociale, l’esthétique contemporaine globalisée et d’emblée digitale porte en elle un mode d’action directe : construire autrement, par et pour d’autres sujets, mais au sein même du présent. Ici et maintenant, sans plus tarder. Puisqu’il n’y a pas de planète B, la conquête sera celle d’alternatives. Avec ou sans la science, mais par les fictions, assurément. </p><hr /><p>Ingrid Luquet-Gad est une critique d’art et doctorante basée à Paris. Elle est en charge de la rubrique art des <em>Inrockuptibles</em>, membre du comité de rédaction de <em>Spike Art Magazine</em> et correspondante pour <em>Flash Art</em>.</p><p>« Les Portes du possible. Art &amp; Science-Fiction »<br />Centre Pompidou-Metz<br />5 novembre 2022 – 10 avril 2023</p><p>Légendes des images en pleine page :<br />Aïda Muluneh, <em style="background-color: initial;">The Shackles of Limitations</em>, 2018 (de la série « Water Life Series »). Commandé par WaterAid avec le soutien de la H&amp;M Fondation. Avec l'aimable autorisation de l’artiste et de WaterAid. &copy; Aïda Muluneh<br />Edgar Arcenaux, <em>Detroit Monolith, It’s Full of Holes, </em>2011. Paris, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne &copy; Edgar Arceneaux. Photographie de&nbsp;Robert Wedemeyer.<br />GERIKO (Hélène Jeudy &amp; Antoine Caëcke), <em>Sur Anvil</em>, 2015, de l’album « Vessel » de Lorn, label Wednesday Sound.&nbsp;Clip vidéo, noir et blanc, sonore, 3’41’’. Avec l'aimable autorisation des&nbsp;artistes.</p>

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At the Centre Pompidou-Metz, the transdisciplinary exhibition ‘Les Portes du possible’ explores the complex and fascinating relationship between art and science fiction

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