Alors qu'elle inaugure son exposition personnelle à la Serpentine de Londres, la grande artiste américaine revient sur son enfance, ses oeuvres iconiques et son besoin d'aller de l'avant

Hans Ulrich Obrist

Barbara Kruger se confie à Hans Ulrich Obrist

Hans Ulrich Obrist : Commençons par le commencement. Comment l’art est-il venu à vous, ou comment êtes-vous venue à l’art ?
Barbara Kruger : Je ne suis pas vraiment venue à l’art, parce que jusqu’à avoir atteint un certain âge, je ne savais pas précisément ce que c’était. Je n’ai fréquenté une école des beaux-arts que pendant un an et demi, et je n’ai pas de diplôme d’études supérieures. En grandissant à Newark, dans le New Jersey, devenir artiste ne faisait sûrement pas partie des options que je pouvais envisager. J’ai bien pensé devenir illustratrice ou graphiste dans la publicité, mais je n’avais aucune idée de ce qu’était le monde de l’art, qui n’est pas venu à moi non plus. Comme je l’ai dit à maintes reprises, lorsque j’ai commencé à travailler, ce qu’on appelle le monde de l’art en termes de pouvoir se résumait, à New York, à 12 hommes blancs dans le sud de Manhattan ; il n’y avait pas vraiment de place pour qui que ce soit d’autre. Il y avait des artistes de tous les genres et de toutes les couleurs, mais iels ne faisaient pas partie de ce microcosme. C’était comme un territoire interdit.

HUO : Pouvez-vous nous parler des artistes, des architectes et des intellectuel∙le∙s qui vous ont influencée à vos débuts ? 
BK : Quand j’étais jeune, bien avant de devenir artiste, ce qui me passionnait, c’était l’environnement bâti et l’architecture. Cela m’a toujours fascinée, et devenir architecte a pu faire partie de mes rêves, mais ça ne s’est pas fait. Je n’allais pas dans les musées, mais une fois, quand j’étais jeune, mes parents m’ont emmenée au musée d’Art moderne de New York [MoMA]. Ce que j’en ai surtout retenu, c’est le département de design avec tous ses superbes objets, et aussi l’architecture et les processus de conception. C’est vraiment ce qui m’a le plus marquée.
HUO : Vous avez dit un jour que « l’architecture est l’un des ordres prépondérants au sein de l’espace social » et que le simple fait « d’entrer dans un bâtiment fait qu’on en devient partie intégrante ». Y a-t-il eu des expériences architecturales spécifiques qui vous ont inspirée ?
BK : Non, pas vraiment. Ce qui est intéressant en termes d’architecture résidentielle, c’est que mes parents n’ont jamais été propriétaires ; nous n’avons jamais possédé de maison ou d’appartement. Parfois, nous passions des week-ends – des voyages de rêve – à visiter des propriétés et à fantasmer sur ce que ce serait d’y vivre. Je me souviens que toutes les chambres avaient des cordes de velours à l’entrée qui en barraient l’accès. J’ai donc fait cette expérience de ne pas être autorisée à entrer dans l’intimité d’un lieu de vie. Je me souviens d’avoir dessiné des plans de lotissements avec différents modèles de maisons lorsque j’étais jeune fille. Il était tellement irréel pour nous de vivre dans autre chose qu’un appartement de trois pièces à Newark que ça me paraissait surréaliste. L’un des aspects intéressants de mon déménagement à Los Angeles il y a 32 ans est que j’étais très consciente de l’histoire de l’architecture moderniste de la ville, de 1917 à 1970. Les expatrié∙e∙s, les émigré∙e∙s d’Allemagne et d’Autriche ont créé des lieux de vie et des environnements bâtis incroyables.

HUO : Ces plans de lotissements qui ne se sont pas concrétisés sont donc vos premiers projets architecturaux ?
BK : Oui, mais à vrai dire, avoir été amenée pendant 20-25 années à concevoir des installations à l’échelle a été une chance et m’a permis de m’épanouir à travers la résolution de problèmes. Je ne fais pas de maquettes ou quoi que ce soit de ce genre – lorsque j’entre dans un lieu, je sais à peu près comment je vais l’aborder et comment mon travail va s’inscrire dans l’espace. C’est toujours à la fois un défi incroyable et un réel plaisir.
HUO : Magnifique ! Il est également intéressant de noter que vous avez débuté en tant que graphiste et iconographe. Votre point de départ n’était pas le monde de l’art. Vous avez trouvé un emploi au magazine Mademoiselle
de Condé Nast et vous vous êtes débrouillée au jour le jour. Cela ressemble à ma propre expérience : je n’ai jamais étudié le commissariat ou l’organisation d’exposition. Je me suis juste lancé et puis, chaque jour, j’ai été amené à trouver une solution adaptée ; une forme de Do it yourself (DIY) . Vous avez dit que la visibilité des caractères d'écriture et leurs significations possibles vous ont interpellée dès le début. Pouvez-vous nous parler un peu de la manière dont votre travail s’est construit jour après jour à travers cette pratique ?
BK : C’est un point très important. Une chose que vous et moi partageons est que nous avons débuté nos carrières avant que celles-ci ne soient à ce point professionnalisées – vous n’aviez pas besoin d’un Master of Fine Arts (MFA) ou d’un doctorat en curation pour être artiste ou conservateur∙rice. Jusqu’à un certain point, vous pouviez faire ce que vous aviez envie de faire. Les choses ont beaucoup changé, mais pour moi qui ne pouvais pas me reposer sur un héritage, décrocher ces emplois de graphiste dans des magazines était un moyen de subvenir à mes besoins à New York. Je n’avais pas de revenus, pas d’argent sur lequel compter. À l’époque, j’avais aménagé trois lofts branchés, mais moi je n’en ai jamais eu. Je n’aurais jamais pu me le permettre, malheureusement. En parallèle, j’ai trouvé des emplois en freelance, jusqu’à entrer chez Condé Nast. J’ai travaillé à Mademoiselle, où je n’étais presque pas payée – le genre de « job de prestige » qui, en théorie, devrait être bien rémunéré –, mais j’ai quand même beaucoup appris dans le cadre de ce travail. C’est là que j’ai acquis une facilité à travailler avec des images et des mots. Je me sens d’ailleurs très chanceuse que cela me soit venu de manière aussi naturelle – je n’ai pas suivi d’études dans ce domaine, et je ne connais pas les tenants et les aboutissants des polices de caractères et de l’histoire du design, mais j’ai abordé les choses de manière visuelle. C’est quelque chose que j’ai appris par la pratique.

HUO : Quelle est, selon vous, l’œuvre majeure de votre catalogue raisonné, celle qui vous a permis de trouver votre langage ?
BK : Je ne saurais même pas le dire. J’ai passé si peu de temps en tant qu’étudiante que je considère les premiers travaux que j’ai réalisés lorsque je vivais à SoHo, quand je travaillais à Condé Nast et que je commençais à faire des choses dans le studio, comme mes travaux d’étudiante. Comme je n’avais pas de formation ou accès à un catalogue de styles sur lesquels m’appuyer, comme c’est le cas lorsqu’on fréquente une école d’art, il fallait juste que je comprenne en quoi je pouvais me définir en tant qu’artiste. Ce que je recherchais avant tout, c’était ce qui résonnait profondément en moi et qui deviendrait ma forme d’expression artistique. 
HUO : Vous utilisez différentes polices de caractères dans votre travail, principalement Futura Bold Italic et Helvetica Ultra Compressed. Je me souviens d’une conversation avec le créateur de mode Virgil Abloh, qui a été très inspiré par votre travail et votre utilisation de ces polices. Pourquoi avez-vous choisi de travailler avec celles-là spécifiquement ?
BK : Lorsque j’étais chez Mademoiselle, je travaillais constamment avec des polices de caractères, mais essentiellement avec des Sans Serif, parce qu’elles me semblaient garantir une perception visuelle forte pour le∙la spectateur∙rice et le∙la lecteur∙rice. C’était aussi lié au fait que je vivais à New York à l’époque et que tous les titres des tabloïds – le New York Post, le New York Daily News, etc. – étaient composés en Sans Serif. Dans le passé, j’ai travaillé principalement sur des livres, en utilisant Century Schoolbook, qui est une police avec empattement, mais celles dont je me sers le plus souvent, Helvetica Ultra Compressed, Helvetica Black et Futura Bold Italic – la première que j’ai employée – produisent tout simplement des messages visuels très forts.

HUO : Votre exposition à la Serpentine présente certaines de vos premières œuvres, que vous avez revisitées. Des œuvres iconiques y côtoient donc des œuvres récentes, bien qu’il ne s’agisse évidemment pas d’une rétrospective ni d’une installation chronologique, mais plutôt d’une exposition au sein de l’exposition.
BK : Je voulais vraiment que l’exposition soit à la fois tournée vers l’avenir, vers le passé et vers le présent. Il y a aussi beaucoup de textes totalement nouveaux qui sont en lien avec un tas de choses qui se passent aujourd’hui et que les gens verront lorsqu’ils regarderont la vidéo.
HUO : Pouvez-vous me parler de la genèse de cette exposition ?
BK : Je n’aurais jamais imaginé que les gens connaîtraient un jour mon nom ou mon travail. J’en ai été très heureuse bien sûr, et ça m’a aussi amusée de constater que mon travail avait pu acquérir une telle notoriété. J’ai trouvé ça drôle, parce que c’est assez éloigné de l’idée que je me fais du processus, selon moi long et difficile, qui amène des noms propres à devenir célèbres. Le fait que certaines de mes œuvres soient aujourd’hui « iconiques » m’a donné envie de revisiter leur message d’origine et la manière dont il pouvait être transformé, modifié et repensé. La façon dont les histoires se font est très complexe : qui devient visible et qui reste dans l’ombre, qui est central et qui est marginalisé, qui est majeur et qui est mineur sont autant de binarités avec lesquelles je ne suis pas du tout d’accord. Cela faisait partie des préoccupations que je voulais explorer. Par ailleurs, j’ai travaillé au cours des 20 dernières années avec des images animées et des vidéos multicanaux, et je voulais vraiment utiliser les possibilités qu’offre l’image animée pour documenter ce travail antérieur et le modifier.<hr>
<a href="https://www.artbasel.com/catalog/artist/6907/Barbara-Kruger" target="_blank">Barbara Kruger</a> est représentée par <a href="https://www.artbasel.com/catalog/gallery/1281/Spr%C3%BCth-Magers" target="_blank">Sprüth Magers</a> (Berlin, Londres, Los Angeles, New York) et <a href="https://www.artbasel.com/catalog/gallery/1103/David-Zwirner" target="_blank">David Zwirner</a> (New York, Hong Kong, Londres, Los Angeles, Paris).
Hans-Ulrich Obrist est directeur artistique de la Serpentine à Londres à Londres et conseiller senior à LUMA Arles.
« Barbara Kruger: Thinking of <del>You</del>. I Mean <del>Me</del>. I Mean You. » est présentée à la Serpentine South, à Londres, du 1er février au 17 mars.
Cette interview est un extrait d’une conversation commissionnée par la Serpentine et éditée par Natalia Grabowska. L’intégralité de l’entretien est à découvrir dans le livret de l’exposition, disponible gratuitement à la galerie.
Traduction française : Henri Robert.
Publié le 31 janvier 2024.
Légende des images en pleine page, de haut en bas: 1. Barbara Kruger, Untitled (No Comment), 2020. Vue de l'exposition « Barbara Kruger: Thinking of You. I Mean Me. I Mean You ». The Art Institute of Chicago, 2021–2022. Avec l'aimable autorisation de l'artiste et de Sprüth Magers. Photo : The Art Institute of Chicago. 2. Barbara Kruger, Untitled (Remember me), 1988/2020 (stills). Avec l'aimable autorisation de l'artiste et de Sprüth Magers.

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As she inaugurates her solo show at London’s Serpentine, the legendary artist discusses fantasy houses, iconic works, and the need to keep looking forward

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