<p>Aves ses éviers et ses jambes en cire, le sculpteur américain a developé un language unique</p>

Evan Moffitt

Les corps troublants de Robert Gober

<p>Quand l’art de <a href="https://www.artbasel.com/catalog/artist/6941/Robert-Gober">Robert Gober</a> est apparu aux États-Unis au début des années 1980, il semblait déjà pleinement abouti, issu d’un monde énigmatique et subconscient. Il n’y avait rien de comparable à l’époque aux lavabos qu’il confectionnait en plâtre et émaillait avec un soin méticuleux – des ready-mades artificiels qui rappelaient, dans leur ambivalence vis-à-vis des concepts de propreté ou de souillure, la <em>Fontaine</em>
de Duchamp (1917) et son urinoir inversé. Sortis d’un contexte domestique, ces lavabos deviennent « des formes minimales au contenu maximal », comme l’observait alors le critique John Russell dans le <em>New York Times</em> à propos de l’exposition qui fit connaître Robert Gober en 1985, à la <a href="https://www.artbasel.com/catalog/gallery/1094/Paula-Cooper-Gallery">Paula Cooper Gallery</a>. Ces sculptures évoquent l’enfance de l’artiste au sein de la classe ouvrière d’une petite ville du Connecticut, tout en invitant les spectateur∙rice∙s à prendre conscience que leur propre corps regorge d’orifices et de fluides.</p>
<p>En 1985, dans la communauté artistique et gay de New York, que Robert Gober avait alors rejointe, nul ne semblait épargné par l’épidémie de sida qui gagnait rapidement du terrain. Le gouvernement, les médias et nombre de soignant∙e∙s considéraient que les hommes gays qui en souffraient ne méritaient pas de traitement. Iels se comportaient souvent – malgré les preuves scientifiques du contraire qui commençaient à apparaître – comme si tout ce que les malades touchaient, jusqu’à l’air qu’ils respiraient, était potentiellement contagieux. Robert Gober a toujours eu des réticences à exprimer ouvertement une opinion politique à travers son art malgré ses propres engagements militants, mais sa forme sculpturale fétiche témoigne parfaitement de cette terreur de la contagion qui rongeait alors un public américain peu compatissant. Ses éviers rappellent aussi les fonts baptismaux, dont l’eau, comme le jeune Gober l’avait sûrement appris au catéchisme le dimanche, était censée avoir le pouvoir de laver de leurs péchés les « âmes perdues », homosexuels compris.<br></p>

<p>Peu après, Robert Gober achevait <em>Two Partially Buried Sinks</em> (1986-1987), qui matérialisait de façon littérale le lien entre les forces hygiénistes de l’hétérosexualité et la mort en transformant deux lavabos en pierres tombales. L’œuvre sortait également ses sculptures des galeries et les plaçait, pour la toute première fois, dans la nature. Depuis lors, celle-ci est omniprésente dans son travail, malgré le caractère remarquablement versatile de ce dernier. Ses sculptures, élaborées avec soin pour être réalistes, ébranlent la logique de l'essentialisme qui a longtemps servi à opprimer les personnes queer et issues des minorités en remettant en cause le concept même de ce qui serait naturel – ou contre nature.</p>
<p>Cette fausse dichotomie est au cœur de la série de photographies sans titres produite en 1988 par Robert Gober et <a href="https://www.artbasel.com/catalog/artist/8049/Christopher-Wool">Christopher Wool</a> pour une exposition à la <a href="https://www.artbasel.com/catalog/gallery/1051/303-Gallery">303 Gallery</a>. Robert Gober avait cousu une robe d’été avec du tissu peint à la main par Christopher Wool, et les artistes prévoyaient de la suspendre à un arbre installé dans la galerie, qu’ils étaient allés chercher dans les forêts de Pennsylvanie. Dans la chronologie que l’artiste cosigne pour <em>The Heart Is Not a Metaphor</em>, sa rétrospective au Museum of Modern Art (MoMA), à New York, en 2015, Robert Gober se souvient qu’ils avaient ensuite jugé l’idée « ratée » et étaient retournés en forêt tous les deux pour photographier la robe sur une branche, produisant une image obsédante qui réapparaît régulièrement dans son œuvre depuis, sous différentes formes. On remarque ici la préférence de l’artiste pour un médium moins spectaculaire et qui brouille progressivement la distinction entre ready-made et fabrication, entre naturel et artificiel.</p>

<p>Robert Gober bousculerait de nouveau la scénographie pour son exposition de 1991 au Jeu de Paume, à Paris, avec entre autres <em>Forest</em>, une sérigraphie imprimée à la main sur papier représentant un bosquet de hêtres en automne. Le motif, répété dans un jeu de miroir kaléidoscopique, paraît moins une œuvre à visée réaliste que le produit d’un fantasme hallucinogène. L’année suivante, son exposition majeure à la Dia Art Foundation, dans le nord de l’État de New York, intègre un panorama pittoresque à 360 degrés peint à la main représentant une forêt du nord-est américain en plein été. Robert Gober y installe une série de lavabos et surtout, il découpe plus haut des fenêtres munies de barreaux de prison. À nouveau, le paysage forestier – même s’il ressemble aux bois du Connecticut natal de Robert Gober – évoque moins l’endroit réel que la scène idyllique impossible. Les lavabos rappellent les traces laissées par le puritanisme dans le paysage enfantin de l’artiste, avec son obsession pour la « propreté » physique et spirituelle. Les forêts qui longent l’autoroute I-95 traversant l'état dont&nbsp;Robert Gober est natif&nbsp;sont truffées de lieux de drague où les hommes viennent chercher un partenaire sexuel. La nature illicite de leur activité, qui implique toujours une certaine dose de confidentialité, fait du lieu de leur libération érotique un espace qui, en incitant à tenir l’homosexualité secrète, voire à rejeter carrément cette identité, contribue paradoxalement à sa marginalisation.</p>

<p>Après la Seconde Guerre mondiale, les normes oppressives de sexualité et de genre se sont principalement structurées autour de la logique spatiale et sociale de la maison familiale périurbaine. En ce sens, comme Dave Hickey le note dans le catalogue de l’exposition, cette installation incarne à la fois « une prison et un abattoir ».</p>
<p>J’ai écrit il y a peu à Robert Gober pour lui demander si l’intention derrière ses images de forêts, cascades et autres paysages étaient de représenter la nature en paradis perdu, ou plutôt comme une construction sociale – autrement dit, un endroit que l’on fuit, ou vers lequel on s’enfuit. « Les deux », m’a répondu l’artiste – ce qui était loin d’être évasif, à mon sens : quand on parle d’identité et de désir, rien n’est jamais si simple. Les choses mêmes qui vous libèrent peuvent aussi devenir un piège.</p>

<p>Rien n’incarne mieux cette idée que les œuvres de Robert Gober intégrant de l’eau courante, l’élément naturel le plus omniprésent et le plus versatile qui soit. Son installation sans titre de 1995-1997 pour la collection du Schaulager de Bâle montre un ruisseau gazouillant sous des grilles d’égout. Sur la grille centrale se tient une Vierge Marie coulée dans du béton et transpercée par une buse d’acier, tandis que deux autres sont présentées dans des valises ouvertes. Dessous, des moulages de jambes masculines en cire sont plantés dans l’eau jusqu’aux chevilles. Robert Gober fait couler le liquide censé nous sanctifier et nous laver de nos péchés dans des endroits impurs, des orifices au sens littéral, où transitent les déchets humains et industriels. Tel un Thomas incrédule, il plante son doigt dans le sol, comme pour montrer que derrière chaque institution se cache une infrastructure secrète, des intentions inavouées. « L’eau de Robert Gober érode notre confiance, parce que ce n’est pas “seulement” de l’eau. Elle est aussi invisible et présente que la foi », écrit Hilton Als dans <em>The Heart Is Not a Metaphor</em> (2015). « C’est le murmure d’une purification qui n’aboutira pas, qui ne nous transformera pas, parce que nous n’y arrivons jamais vraiment. Qu’est-ce que l’espoir ou la rédemption ici ? Comment “fabriquer” le naturel ? »</p>

<p>Ces dernières années, Robert Gober continue à décliner ses formes fétiches de lavabos, canalisations, bouches d’égout, arbres et forêts, en les ouvrant à de nouvelles interprétations subjectives. C’est une approche qui reconnaît le caractère instable de l’existence humaine, qui se frotte en permanence aux frontières entre ce qui est naturel et ce qui ne l’est pas, entre l’organique et le non organique, entre le pur et l’impur – autant de barrières érigées et imposées par notre propre culture. Robert Gobert revendique le droit pour son art et, par extension, pour nous tou∙te∙s, d’être tout cela à la fois.</p>
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<p>Robert Gober est représenté par <a href="https://www.artbasel.com/catalog/gallery/1205/Matthew-Marks-Gallery">Matthew Marks Gallery</a> (New York et Los Angeles). Il est actuellement inclus dans l'exposition&nbsp;« Avant l'orage&nbsp;» à la Bourse de Commerce - Pinault Collection à Paris.</p>
<p>Evan Moffit est un auteur basé à New York.</p>
<p>Traduction française: Marguerite Capelle.</p>
<p>Publié le 3 mai 2023.</p>

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<p>Deeply invested in bioethics and social justice, Canada’s rising star challenges ableism with flowers and gelatin</p>
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