Avec Barbershop Scene (2020), actuellement exposée au Consortium de Dijon, le photographe norvégien déconcerte avec brio

Matthieu Jacquet

Torbjørn Rødland sur le fil du rasoir

Sur le papier, l’image a tout
d’une scène ordinaire. Le genre de scène du quotidien sur laquelle on tombe
dans la rue, en regardant à travers la vitre d’une boutique. Pourtant, rien
n’est tout à fait normal dans ce décor, celui d’un barbier : au centre, un
fauteuil couleur menthe à l’eau accueille une femme allongée à l’envers, un
journal dans les mains, le dos sur l’assise et les jambes en l’air sur le
dossier. Derrière elle, un homme se tient debout, cheveux noirs plaqués sur le
crâne et coupe-choux dans la main droite, prêt à raser les jambes de sa
cliente, qu’il a préalablement enduites de mousse blanche.
Si, à première vue, ces deux personnes semblent surprises en pleine action, leur posture stoïque, parfaitement installée dans le cadre, trahit une mise en scène savamment étudiée. Le port altier et le bras gauche derrière le dos, tel le serveur d’un restaurant haut de gamme, l’homme, très concentré, fixe les pieds de la jeune femme, aussi absorbé dans son activité que les protagonistes des peintures de genre, au point d’en ignorer le monde environnant. Une indifférence vite contredite par le regard dédaigneux de sa cliente, rivé sur le·la spectateur·rice dont elle paraît réprouver l’indiscrétion. C’est ici qu’un malaise commence à se faire sentir. Comme si l’image disait : « Vous n’avez rien à faire là, allez voir ailleurs. »

Auteur de Barbershop Scene, ce cliché de 2020 actuellement exposé au Consortium, à Dijon, <a href="https://www.artbasel.com/catalog/artist/8715/Torbj%C3%B8rn-R%C3%B8dland" target="_blank">Torbjørn Rødland</a> maîtrise cette tension à la perfection, maintenant le·la spectateur·rice en suspens dans un inconfort permanent : celui de ne pas être vraiment à sa place, de voir ce qu’il·elle n’aurait pas dû, mais aussi de découvrir une forme de réalité qui échapperait à son raisonnement et à la commodité de l’ordinaire. La plupart des œuvres réalisées par le photographe norvégien depuis près de 30 ans ne font qu’entériner cette impression. Torbjørn Rødland intervient dans l’expérience de l’image en l’amenant sur le terrain de l’uncanny, ce sentiment freudien d’inquiétante étrangeté que l’on ressent devant ce qui s’offre à nous comme une réalité – à l’instar de ses modèles de tous âges et de toutes ethnies, de l’intimité de ses cadrages rapprochés et de ses éclairages doux et chaleureux, souvent en lumière naturelle.
Tout comme ses confrères <a href="https://www.artbasel.com/catalog/artist/7447/Erwin-Wurm" target="_blank">Erwin Wurm</a> et <a href="https://www.artbasel.com/catalog/artist/9425/Juergen-Teller" target="_blank">Juergen Teller</a>, Torbjørn Rødland développe une œuvre inclassable qui se place à la frontière. De l’absurde et de l’humour – ironie et dérision y sont souvent présentes –, mais aussi de la photographie sociale, renfermant un commentaire grinçant des relations humaines. Ainsi peut-on par exemple identifier dans Barber Shop un renversement – littéral – des rapports homme-femme : alors qu’on s’attend à découvrir chez le barbier une clientèle masculine, le personnage sur le fauteuil est une femme. Au lieu de présenter son visage, c’est le bas de son corps qu’elle livre au coupe-choux, plaçant l’élégant jeune homme dans la position d’un vulgaire cireur de chaussures. Comme souvent chez Torbjørn Rødland, l’œuvre se situe également aux portes d’un érotisme troublant : on croit en effet y voir l’illustration de l’expression « partie de jambes en l’air », mais aussi du fétichisme des pieds.
Torbjørn Rødland a comparé un jour ses photographies à des cartes de tarot, représentations ouvertes chargées de symboles aux multiples interprétations, dont aucune ne pourra être catégorique, vérifiée ni rationalisée. Il fait de leurs multiples lectures le miroir psychique de spectateur·rice·s décontenancé·e·s, mais non moins captivé·e·s.
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<a href="https://www.artbasel.com/catalog/artist/8715/Torbj%C3%B8rn-R%C3%B8dland" target="_blank">Torbjørn Rødland</a> est representé par <a href="https://www.artbasel.com/catalog/gallery/1101/David-Kordansky-Gallery" target="_blank">David Kordansky Gallery</a> (Los Angeles, New York), <a href="https://www.artbasel.com/catalog/gallery/1325/Air-de-Paris" target="_blank">Air de Paris</a> (Paris), <a href="https://www.artbasel.com/catalog/gallery/1250/Galerie-Eva-Presenhuber" target="_blank">Galerie Eva Presenhuber</a> (Zurich, Séoul, Vienne), <a href="https://www.artbasel.com/catalog/gallery/1282/Standard-Oslo" target="_blank">Standard (Oslo)</a> (Oslo) et <a href="https://www.artbasel.com/catalog/gallery/1286/Nils-St%C3%A6rk" target="_blank">Nils Stærk</a> (Copenhague).
Journaliste et critique d’art, Matthieu Jacquet écrit sur l’art et la mode pour Numéro et Numéro art.
Torbjørn Rødland « Oh My God You Guys » Jusqu’au 31 mars 2024 Le Consortium, Dijon
Publié le 9 novembre&nbsp;2023.

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Avec Barbershop Scene (2020), actuellement exposée au Consortium de Dijon, le photographe norvégien déconcerte avec brio

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Eroticism, intrigue, and discomfort blend in the Norwegian photographer's work Barbershop Scene (2020)

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