Anna-Eva Bergman (1909-1987) a débuté sa carrière en tant qu’illustratrice. Au début des années 1950, l’artiste norvégienne – également connue pour avoir été l’épouse de Hans Hartung – s'est tournée vers la peinture. N°2-1953, Stèle avec lune (1953) est une œuvre de ces années, une tempera sur toile. Exposée dans la première grande rétrospective de l’artiste au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, cette œuvre fait partie d’une série de représentations de roches et de pierres, en lien avec la fascination qu’ont toujours exercé les minéraux sur l’artiste.

Ces éléments, oscillant entre le terrestre et le céleste, parcourent toute son œuvre. On y trouve également des étoiles, des planètes, des horizons, des ciels dégagés, des bateaux, des montagnes, des vallées et des grottes – qui, s’ils sont aisément discernables, peuvent aussi se fondre les uns dans les autres. À quel moment le sommet d’une montagne devient-il une voile gonflée ? À quel moment la haute mer se transforme-t-elle en cavité ? Dans l’œuvre qui nous intéresse, si la stèle évoque un monolithe dressé vers le ciel, elle peut également être vue comme une ouverture sur le vide.

Bien qu’ayant vécu dans le sud de la France à partir des années 1970, la lumière et les paysages de sa Scandinavie natale restent omniprésentes dans l’œuvre d’Anna-Eva Bergman. Une luminosité forte et sereine se dégage de toutes ses peintures. Reflétant des tons délicatement agencés, que viennent souvent compléter des feuilles d’or ou d’argent réfléchissant la lumière, les matériaux comme les motifs ont leur propre résonance archétypale. Dans cette œuvre en particulier, un étrange magnétisme relie la stèle et la lune, qui semblent à la fois proches et isolées l’une de l’autre. Alors même qu’elles semblent assujetties à la gravité par ce qui les arrime au bord inférieur de la toile, qui indique qu’elles ne sont pas en apesanteur, elles ne nous en apparaissent pas moins comme suspendues au-dessus du vide.

L’œuvre d’Anna-Eva Bergman se situe quelque peu en marge du drame et des excès propres à la peinture abstraite gestuelle, si populaire dans les années 1950. Même lorsque son travail atteint un haut degré d’abstraction et de pureté formelle, l’artiste ne renonce pas à emprunter les formes du monde réel. Cet art, lumineux et patiemment élaboré, est à l’opposé de la rapidité d’exécution et de l’immédiateté multidirectionnelle de l’action painting. Plutôt que de projeter le∙la spectateur∙rice dans le flux de l’expérience, il le maintient à la juste distance. L’artiste américaine Joan Mitchell (1925-1992), qui a également choisi de s’installer en France, peignait des paysages partiellement anthropomorphisés, transformant la nature en une scène où nos émotions peuvent s’exprimer. Anna-Eva Bergman propose, à l’opposé, la vision d’une nature perçue lointaine, nous renvoyant à ce qui nous éloigne de nos propres sentiments.

Il semble que le moment soit venu de redécouvrir l’art d’Anna-Eva Bergman. Ses images nous révèlent ce qui, jusqu’alors, nous était demeuré invisible. L’artiste nous montre ce qui, pourtant, a toujours été là ; ce qui, après avoir traversé le temps, nous apparaît à présent comme entièrement nouveau. C’est en quelque sorte comme si, une fois dépouillées de tout ce qui les masquait à notre vue, les choses pouvaient naître une seconde fois. Les deux éléments de N°2-1953, Stèle avec lune nous sont aussi familiers que des galets trouvés en bord de mer, mais ils sont ici portés à une dimension monumentale.

Anna-Eva Bergman est représentée par Galerie Jérôme Poggi, Paris.
Anna-Eva Bergman
« Voyage vers l’intérieur »
Musée d’Art Moderne de Paris
Du 31 mars au 16 juillet 2023
Sam Cornish est un auteur et commissaire d’exposition basé à Londres.
Traduction française : Henri Robert.
Publié le 29 mars 2023.