Cet après-midi-là, à la Company Gallery de New York, l’artiste Colette Lumiere me rappelle qu’elle ne doit sous aucun prétexte être interrompue lorsqu’elle prépare une exposition. « C’est comme une alchimie », dit-elle au sujet de son processus créatif. « Fasse le ciel que personne ne vienne me déranger pendant que je travaille, à moins qu’iel ne fasse partie de mon équipe. Si c’est le cas, et que nous sommes sur la même longueur d’onde, c’est parfait. » Elle a mis dehors un prince pour moins que ça (nous y reviendrons).

Colette Lumiere prépare sa présentation pour Art Basel, en juin, où elle exposera une nouvelle installation composée d’œuvres historiques – des cartes postales représentant des instantanés de ses « chambres », devenues mythiques, où l’on voyait des pans de murs habillés d’un tel volume de ruché de satin qu’on les aurait crus peints. Aujourd’hui en lambeaux, après des années passées dans des entrepôts, les précieuses étoffes ont l’air d’antiquités exhumées. « Ce sera comme aller dans un musée pour découvrir une culture différente dont il ne reste que des vestiges », décrit-elle. « Regardez ces merveilleuses reliques, elles sont si belles. » Intitulée Recently Discovered Ruins of a Dream (2023), l’œuvre rappellera les tableaux vivants et les environnements immersifs qu’elle a réalisés dans les années 1970.

Je parviens à faire sortir l’artiste de son cocon créatif ; et son entrée dans la galerie est comme un rêve éveillé. Telle une poupée attendant d’être sortie de sa boîte, elle apparaît enveloppée dans des flots de mousseline de soie plissée couleur blush et coiffée d’un luxueux haut de forme en velours d’où jaillissent en tous sens des épingles à chapeau. Sous ses bottes roses à paillettes, elle piétine l’étole de renard jetée sur son épaule qui descend jusqu’au sol, laissant derrière elle comme une allée de fourrure. J’en ramasse une touffe et la range dans mon sac à main, attendant le bon moment pour la lui rendre. Avec Colette Lumiere, qui navigue régulièrement entre le rêve et la réalité, entre la vie et l’art, on ne sait jamais ce qui fera l’objet d’une archive.

Elle se tient dans l’embrasure de la porte de la galerie lorsqu’elle est momentanément surprise. De l’autre côté de la rue, une femme promenant un teckel – une amie de longue date – s’arrête et l’appelle par son nom. Colette Lumiere se retourne et lui répond en agitant sa main gantée. Elle se retourne vers moi et passe son renard derrière son bras. « C’est une autre histoire », dit-elle en riant. « Tout a une histoire. »

À la manière d’une belle histoire, son art – dont elle a exploré toutes les déclinaisons à travers la photographie, la sculpture, la musique et d’autres médiums depuis plus de 50 ans – a le pouvoir de transporter les spectateur∙rice∙s dans une utopie bohème de glamour punk et de soie rose. « Je pense que l’art doit élever l’esprit », dit-elle. « Je veux que le public change de réalité. Je veux sortir les gens de leur somnambulisme. »

Née à Tunis, Colette Lumiere a quitté la France pour New York à la fin des années 1960 pour échapper à un mariage forcé et devenir artiste. Elle a commencé par peindre des toiles grand format et à faire du street art, mais ce sont les installations où elle se mettait en scène au cours de longues performances qui ont fait d’elle une star. L’une de ces œuvres, Transformation of the Sleeping Gypsy without the Lion (after Rousseau) (1973), a été exposée à la Stefanotty Gallery. Presque chaque centimètre des murs de l’espace était recouvert de soyeuses draperies cintrées et de toiles de parachute aussi accueillantes qu’une peau, au point de conférer au lieu la douceur et la chaleur d’un utérus. Chaque jour, des visiteur∙euse∙s curieux∙ses affluaient à Midtown pour observer l’artiste dormir d’un sommeil paisible sur un matelas sommairement posé au centre de la galerie.

Étant l’une des rares femmes à exposer à la Stefanotty Gallery à l’époque, Colette Lumiere dit s’être sentie comme une « brebis galeuse ». Alors que nombre de ses contemporains masculins ont connu un succès durable, le travail de Colette Lumiere s’est élaboré en marge du marché – peut-être y avait-elle même totalement renoncé. C’est pourquoi elle a eu du mal à assurer une représentation cohérente tout au long de sa carrière, même si son œuvre a touché des générations d’artistes. Mais c’est par l’intermédiaire de Stefanotty qu’elle est présentée à Dennis Oppenheim et Roger Welch, deux artistes conceptuels également représentés par la galerie. « J’ai eu des relations amoureuses avec les deux », confie-t-elle.

Dennis Oppenheim et Roger Welch ont invité Colette à les accompagner durant leur voyage à travers l’Europe au cours de l’été 1977. Iels rencontrent alors des galeristes en Belgique et visitent des foires d’art en Suisse et en Allemagne. Elle se souvient qu’ils lui avaient dit : « Colette, n’emporte pas tout ça. Nous partons en voiture, on voyage léger. » Elle avait astucieusement documenté nombre de ses œuvres grâce à des photographies en couleur imprimées sur des cartes postales, accompagnées de légendes renseignant les dates et les lieux en lettres cursives parfaites. Elle a mis ces cartes dans une petite boîte, emporté quelques vêtements de rechange et pris un avion à New York.

À leur arrivée à Bâle, Colette Lumiere se sépare du groupe pour couper court aux répercussions qu’aurait pu avoir ce triangle amoureux qui s’était incidemment formé entre elles∙eux. Elle se promène dans la ville et arrive à la foire qui sera plus tard connue sous le nom d’Art Basel et qui en était alors à sa septième édition. Là, elle rencontre par hasard le marchand italien Massimo Minini, qui a acquis une notoriété en exposant des artistes conceptuel∙le∙s tels que Sol LeWitt et Daniel Buren au Banco, sa galerie de Brescia ouverte depuis quatre ans. Alors qu’iels viennent à peine de se rencontrer, Massimo Minini invite Colette Lumiere à réaliser une performance sur son stand. Elle saisit l’opportunité d’investir cet espace – une onéreuse plateforme commerciale – pour dormir.

« J’y allais et je dormais aussi longtemps que je le pouvais. C’était très minimaliste, mais cela a eu un impact », explique Colette. Allongée sur une plateforme blanche inhospitalière, elle avait sorti ses cartes postales – les archives de sa vie – et les avait affichées sur les murs derrière elle. « Dennis et Roger ont ensuite vu que je dormais sur le stand et que tous ces gens me regardaient », se souvient-elle. « C’était très drôle. »

La performance improvisée fait sensation. Jusqu’alors inconnue au-delà d’un petit cercle underground aux États-Unis, Colette Lumiere est soudainement propulsée sous les feux des projecteurs en Europe. Dès l’automne 1977, elle expose à la Biennale de Paris et à Art Cologne. En 1978, Massimo Minini lui offre son espace d’exposition de Brescia pour une exposition personnelle. Ce n’est pas sous le nom de Colette qu’elle se lance, mais sous celui de Justine, premier des nombreux personnages qu’elle incarnera par la suite. C’est là qu’un prince commet l’erreur de venir perturber son travail, qui tient de l’intime et de l’alchimie. « Il voulait rencontrer Justine, mais elle n’était pas très aimable ce jour-là », raconte Colette Lumiere. « Elle était sur l’échelle en train d’installer et elle a dit : “Fichez le camp d’ici !” »

Recently Discovered Ruins of a Dream s’inscrit dans la volonté de la Company Gallery d’exposer et de préserver le travail fondamental réalisé par Colette Lumiere durant cette période. Les associé∙e∙s du lieu, Sophie Mörner et Taylor Trabulus, décrivent l’artiste comme ayant « joué un rôle essentiel dans le développement de la scène de la performance artistique » à New York. Pour la première exposition de la galerie avec elle, « Notes on Baroque Living: Colette and Her Living Environment, 1972-1983 », Colette Lumiere a passé des mois à reconstruire et réimaginer une partie de Living Environment (1972-83), une transformation qui a littéralement englouti son loft de Lower Manhattan. Cet espace, qu’on pourrait qualifier de salon, où même la télévision disparaît sous le tissu, est en quelque sorte devenu le laboratoire de nombre de ses œuvres et a posé les fondements de dix ans de pratique.

Le commissaire Kenta Murakami, qui a présenté Colette Lumiere à la Company Gallery et a organisé l’exposition « Notes on Baroque Living », déclare : « Colette donne corps à l’aliénation qu’elle ressent en tant qu’artiste engagée dans la création d’un espace utopique à l’écart de l’expansion suburbaine survenue dans toute l’Amérique au cours des années 1970. » Il poursuit : « Son travail est représentatif de la promesse qu’était New York, de la promesse de la bohème et du monde de l’art. C’est une promesse à laquelle peu de gens peuvent aujourd’hui accéder, qu’il s’agisse des artistes qui essaient de vivre dans nos capitales culturelles ou, dans de nombreux cas, des galeries qui participent aux foires. C’est ce qui rend son message d’autant plus difficile à faire résonner aujourd’hui et c’est aussi ce qui le rend plus nécessaire que jamais. »

Avant de quitter la galerie, je rends à Colette Lumiere la touffe de fourrure tombée de son étole. En échange, elle me tend une pomme de terre qu’elle a peinte d’un jaune dont l’éclat scintille sous la lumière – un vestige de l’époque où elle vivait à Berlin, au milieu des années 1980, sous le pseudonyme Mata Hari and the Stolen Potatoes. « La joie de vivre est complètement sous-estimée », déclare-t-elle, avant de revenir sur un épisode où elle a tenté de rallier à sa pensée un groupe d’artistes « très sérieux et très machistes » en Allemagne. « Cela n’apporte rien à personne. Comment pouvez-vous aider les gens si vous ne vous sentez pas bien vous-même ? »

Je me rassois pour écouter une autre histoire.

Colette Lumiere est représentée par Company Gallery New York. En juin, son travail sera présenté dans le secteur Feature d’Art Basel à Bâle.

Coco Romack est une écrivaine, rédactrice et auteure basée à New York.

Traduction française : Henri Robert.

Toutes les photos par Tonje Thilesen pour Art Basel.

Publié le 30 mai 2023.

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