Emmanuelle Lequeux

La jeune peinture française explose

Une génération dynamique d’artistes s’attèle à donner un nouveau souffle au médium

Immortelle, la peinture française ? On ne l’a pas toujours cru. « Être peintre, en France, il y a encore quinze ans, ce n’était pas un chemin pavé d’or : plutôt la loose », s’amuse l’artiste Eva Nielsen, consacrée par la dernière Biennale de Lyon. « Quand je suis allée en Angleterre poursuivre mes études à la fin des années 2000, je m’excusais d’être peintre ! Mais là-bas, ils ne comprenaient pas pourquoi. » Aujourd’hui, elle est l’une des représentantes les plus prisées de cette « immortelle » que célèbre actuellement le MO.CO. de Montpellier dans une exposition homonyme jusqu’au 4 juin.

Gauche : Eva Nielsen dans son studio. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de Jousse-entreprise. Droite : Eva Nielsen, Quasar, 2020. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de Jousse-entreprise.
Gauche : Eva Nielsen dans son studio. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de Jousse-entreprise. Droite : Eva Nielsen, Quasar, 2020. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de Jousse-entreprise.

Vivace, hétéroclite, la jeune peinture française embarque à nouveau les imaginaires. Figurative ou majoritairement figurative. Un effet de mode ? Plus profondément, la réponse à un désir : que l’on nous parle de nos aujourd’hui, du bout du pinceau. De notre sentiment de vacuité, de la nécessité vitale d’engendrer encore des images, malgré tout – comme un besoin de remettre un peu d’ordre dans le flux de clichés qui nous assaille ou d’imposer un autre désordre : une peinture à l’âge de l’écran.

Impossible, en effet, de se départir de l’emprise du numérique. Alors, les jeunes peintres font avec, déstabilisant son pouvoir. Dès sa sortie des Beaux-Arts de Marseille, Amélie Bertrand a imposé sa vision. Couleurs percutantes, planéité revendiquée : sa peinture convoque un monde flottant, qui refuse tout abysse, engendré sur Photoshop ou InDesign. « Je n’entreprends jamais de créer des espaces réels, uniquement des espaces peints », résume l’artiste, âgée de 37 ans.

Tropiques engrillagés, nénuphars digitaux, piscines sans fond… Son univers ultra-acidulé tient du jeu vidéo et du spa de cliché : un California Dream qui ne cache rien de ses pacotilles, se revendique pur décor. « Où sommes-nous exactement ? », se demande l’écrivain Thomas Clerc en évoquant ces toiles. « Dans un magasin-témoin ? Un catalogue d’aménagement virtuel ? Un prototype de hall d’hôtel ? Un site internet mexicain ? (…) Que cette peinture ait pour origine des images d’ordinateur n’est pas la moindre ruse d’un travail fondé sur le passage d’un écran à l’autre, de la Toile à la toile. »

Gauche : Jean Claracq. © Nicolas Kuttler. Droite : Jean Claracq, Working Class Hero, 2021. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de Sultana.
Gauche : Jean Claracq. © Nicolas Kuttler. Droite : Jean Claracq, Working Class Hero, 2021. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de Sultana.

C’est un même paradigme que travaille Jean Claracq. À peine sorti des Beaux-Arts de Paris, il est devenu, à moins de 30 ans, l’un des jeunes artistes français∙e∙s les plus prisé∙e∙s des collectionneur∙euse∙s, exposé à la Fondation Louis Vuitton et au musée Delacroix à Paris. Dans l’ère digitale, il convoque les grands du passé, peignant sur bois tels les maîtres de la Renaissance flamande. Il emprunte à l’Anversois Joachim Patinir (c. 1483–1524) ses horizons lisses et lointains, s’inspire de Jeff Wall pour ses mises en scène ambiguës, et ses villes HLM ont les perspectives du Trecento. Mais c’est bien une parabole du mode de vie des millenials qu’il compose, avec la minutie d’un miniaturiste.  Ses héros alanguis portent des tissus du 18e siècle et des armures d’antan, mais semblent en suspens, les yeux rivés sur leurs écrans. « Je crois que les personnages que je peins n’ont pas vraiment envie d’être au monde », conclut celui qui, de plus en plus, fait glisser ses toiles vers l’installation.

Car il n’est plus question de se laisser enfermer par le cadre. « C’est vrai que quelque chose bouillonne dans la peinture aujourd’hui, mais je me sens aussi peintre qu’hybride », analyse Eva Nielsen. « La peinture ne cesse de se renouveler, avec plein d’outils nouveaux. Comment dépasser ces quatre coins ? La question est plus ouverte que jamais, une vraie aventure. »

C’est vers la musique que glisse parfois Mélanie Delattre-Vogt, imprégnée de John Cage et d’Erik Satie. Ne se satisfaisant pas de sa virtuosité de dessinatrice, elle enrichit ses expositions d’un travail sonore ou de toute une constellation d’objets trouvés, « de ces sources que j’aime à collecter, qui viennent à moi sans que je m’y attende », décrit-elle. Pour réaliser ses derniers travaux, elle a digressé autour d’un ouvrage trouvé par hasard, « un livre fantasmagorique sur la fabrication du fromage, avec des personnages gantés qui manipulent des matières, des éprouvettes ». Auparavant, c’était un livre sur le chien du roi de Thaïlande, écrit par le souverain lui-même, ou encore une encyclopédie de la congélation. « C’est le premier ouvrage qui a déclenché ce désir, m’ouvrant à des thématiques que je n’aurais pas choisies de prime abord. Ces livres sont des talismans à la poésie involontaire. » Mélanie Delattre-Vogt travaille au crayon et à l’encre, mais c’est le sang qui donne une tonalité si particulière à ses images. Elle l’utilise sec, en aquarelle. « Ce lavis de sang s’inclut dans le graphite, en transparence. Aucune gouache, aucun minéral n’est équivalent. » Ainsi la vie s’immisce-t-elle dans son œuvre, la faisant déborder du cadre. « Je dessine comme un escargot ; il y a quelque chose d’organique, comme si les formes naissaient d’elles-mêmes ; puis je les laisse reposer, pour leur donner toutes les possibilités de se réaliser ; les laisser pousser. »

Gauche : Mélanie Delattre-Vogt. © Joséphine Ory. Droite : Mélanie Delattre-Vogt, Pièces buccales d’insectes I, 2023. Avec l’aimable autorisation de l’artiste.
Gauche : Mélanie Delattre-Vogt. © Joséphine Ory. Droite : Mélanie Delattre-Vogt, Pièces buccales d’insectes I, 2023. Avec l’aimable autorisation de l’artiste.

C’est une même alchimie que cherche Eva Nielsen. Elle a la particularité de mêler peinture et sérigraphie. « J’aime le côté imprévisible [de la sérigraphie], on n’en vient jamais à bout », explique cette admiratrice de Polke et Rauschenberg. « J’observe comment les matières se happent ou se rejettent, j’essaie de contrôler cet aspect aléatoire. » Grâce à cette technique, elle parvient à travailler « la planéité et le volume dans une même composition. Cela correspond à la réalité que l’on éprouve, toute en superpositions. Je suis très inspirée par les paysages de banlieue, ces fragments de ville aperçus du RER, ces mutations troubles. » Cet été, elle exposera à Arles ses dernières toiles, nées de ses errances dans la Camargue hivernale – sérigraphiées, toujours, pour créer l’effet « d’une strate mémorielle. Car le désir de capter le temps est très fort dans l’acte de peindre ».

Diplômé en 2019 des Beaux-Arts de Paris, Djabril Boukhenaïssi laisse lui aussi le temps hanter ses toiles : des portraits fantomatiques, qui doivent autant à la peintre Vanessa Bell, sœur de Virginia Woolf, qu’aux irradiations d’Odilon Redon. « À la suite de bouleversements personnels, j’ai commencé à travailler autour du souvenir et de la disparition », raconte l’ancien élève de Djamel Tatah. « Ma peinture est devenue plus diluée, plus effacée, et le côté poreux, fragile du pastel s’est imposé, alors qu’aux Beaux-Arts, je trouvais que c’était l’instrument du kitsch… » Travaillant d’abord la peinture, il l’efface ensuite à la térébenthine, lui permettant de ressurgir par endroits, l’enfouissant à d’autres, pour la laisser flotter entre des nuages de réserve. « Frotté, mais pas fixé, le pastel est devenu un allié pour restituer le sentiment de la disparition. Je pratique aussi beaucoup la gravure, mais seule la peinture peut traduire mes sentiments de maintenant. »

Gauche : Djabril Boukhenaïssi, Bogdan, 2022. © Djabril Boukhenaïssi. Droite : Giulia Andreani, There is no alternative. Photographie de Charles Duprat. © Giulia Andreani. Avec l’aimable autorisation de la Galerie Max Hetzler.
Gauche : Djabril Boukhenaïssi, Bogdan, 2022. © Djabril Boukhenaïssi. Droite : Giulia Andreani, There is no alternative. Photographie de Charles Duprat. © Giulia Andreani. Avec l’aimable autorisation de la Galerie Max Hetzler.

Dans une société sans répit, le temps semble en effet une préoccupation centrale chez ces artistes. C’est le cas chez Giulia Andreani. Depuis ses débuts, la jeune Vénitienne installée à Paris fouille les fonds d’archives. Guerre froide, boucheries de 1914, luttes féministes, résistance, elle s’empare des photographies qui constituent notre inconscient collectif. « Je travaille sur les visages de la mémoire », aime-t-elle à dire. Elle traque les fantômes oubliés pour les mettre en scène dans des compositions au gris de Payne : cette teinte bleutée, entre chien et loup, est sa signature. Pour l’exposition des archives photographiques de Condé Nast, actuellement au Palazzo Grassi de Venise, elle a imaginé un très grand triptyque, où « passé, présent et futur se télescopent, un bombardement de signes. En filigrane, je voulais faire ressortir l’idée d’un empowerment par l’image ». Une petite fille coiffée à la garçonne nous regarde ; à ses côtés, une sainte Lucie, patronne de la vision. Les yeux arrachés de la martyre forment une fleur qu’elle tient à la main : comme une façon de nous rappeler la force de la peinture, contre nos aveuglements.

Exposition collective
« Immortelle »
MO.CO. Panacée, Montpellier
Jusqu’au 7 mai

Emmanuelle Lequeux est une journaliste basée à Paris.

Publié le 25 avril 2023.

Légende des images en pleine page, de haut en bas : 1. 1. Jean Claracq, NightClub sous cadre. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de Sultana. 2. Amélie Bertrand, Once upon a time in the prairie, 2022. Photographie d’Aurélien Mole. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de Semiose. 3. Mélanie Delattre-Vogt avec l’atelier Michael Woolworth, Nuage II, 2016. Avec l’aimable autorisation de l’artiste. 4. Eva Nielsen, BMW Doline Arles, 2023. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de Jousse-entreprise. 5. Vue d’installation de l’œuvre de Giulia Andreani Fabulation au Palazzo Grassi, Venise, 2023. Photographie de Marco Cappelletti © Palazzo Grassi, avec l’aimable autorisation de la Galerie Max Hetzler.

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