En collaboration avec le Centre Pompidou
C’est à une quinzaine de minutes au nord du centre historique de Tours que Massinissa Selmani a installé son atelier. Pour le rejoindre, il suffit d’enjamber en voiture la Loire et ses paysages mouvants. Situé au rez-de-chaussée, dans un ancien local de réparation de flippers, son espace donne directement sur une rue paisible. Dans ce quartier résidentiel populaire, les habitant∙e∙s se demandent parfois ce que peut bien fabriquer ce brun à la silhouette ultra longiligne, ses tréteaux sur le trottoir. Actuellement l’artiste est en pleine réalisation de l’ensemble d’œuvres qu’il présentera à la rentrée pour le prix Marcel Duchamp.
À 43 ans, il savoure l’événement avec une modestie non feinte. Le dessin est le champ d’expérimentation de Massinissa Selmani, qu’il travaille sur papier, sur calque, dans de courtes animations ou à même l’espace. À partir d’archives de coupures de presse, l’artiste construit des « formes dessinées » sur le mode surréaliste du collage et de la collision. Il prélève des éléments incompatibles, les évacue de leur contexte et les juxtapose en mettant en scène de petites situations énigmatiques, entre tragique et comique, où l’absurde n’est jamais loin. « J’aime la souplesse du dessin, sa dimension quasi onirique et subjective, et le rapport aux matériaux simples. » Ses carnets de croquis, toujours à portée de main, sont noircis de schémas, de petits dessins — nuages, arrosoirs, escaliers, cactus, sans qu’il ne sache bien pourquoi. Autour de nous, de grands carrés de papier accrochés aux murs ou étendus sur les tables à dessin racontent le foisonnement créatif de l’artiste. Massinissa Selmani le dit, il travaille lentement, « un rythme de tortue ». Pour le prix Marcel Duchamp, pourtant, « la solution était déjà dans mes carnets », se réjouit-il.


Aujourd’hui artiste pleinement reconnu (il reçoit la mention spéciale du jury à la 56e Biennale de Venise, en 2015, et six de ses dessins entrent dans la collection du Musée national d’art moderne du Centre Pompidou la même année), Massinissa Selmani a pourtant commencé comme informaticien : « Mes deux frères le sont. Taper du code, j’aimais bien », résume-t-il, pragmatique. Né à Alger, l’artiste, qui vient de la classe moyenne populaire, a fait des études d’informatique à l’université de Tizi-Ouzou « d’abord pour rassurer [sa] famille ». Mais aussi loin qu’il se souvienne, il a toujours dessiné.
« Enfant, je passais mon temps après l’école à dessiner et à jouer au foot », raconte-t-il. « J’habitais un quartier populaire d’Alger-Centre. J’étais tout le temps dehors, nous étions protégé∙e∙s par le quartier. » Dans les années 1990, l’Algérie connaît une terrible guerre civile, qui a marqué tout le pays. « Avec le recul, je réalise que mon premier exercice de pensée s’est fait via l’humour et le dessin de presse. Mon père, qui tenait un magasin de reprographie, a toujours été un grand lecteur de journaux. À l’époque, avec toutes ces unes violentes, le dessin de presse permettait de rire un peu avant d’affronter le reste… C’est une démarche quasi philosophique, une mise à distance salutaire que j’ai gardée, je crois, dans mon travail. » Vers huit ans, il prend des cours à la Maison de jeunesse du quartier, avec les classiques algérois en fond sonore. En Kabylie où il déménage ensuite, il continue le dessin à la Maison de la culture de Tizi-Ouzou. Il a alors 14 ans. Doué, il pense faire les Beaux-Arts d’Alger, « mais c’était très lourd financièrement ». Ce sera donc l’informatique.
À l’école, les premières années, Massinissa Selmani produit énormément de dessins se moquant des terroristes. « J’avais besoin d’évacuer », résume-t-il simplement. Un peu perdu mais enthousiaste, il s’adapte vite : « C’était la première fois que je quittais l’Algérie, mais je me suis senti presque moins dépaysé en étant à Tours qu’en allant dans l’Ouest algérien pour la première fois ! L’Algérie c’est un continent, c’est immense, avec une grande diversité. La Loire, tu tombes amoureux très vite… Elle dégage une étrange quiétude qui me semble parfois irréelle », raconte-t-il. Aux Beaux-Arts, l’une de ses mentors s’appelle Suzanne Lafont. La photographe, qui travaille sur la question du document et de l’archive, l’amène à réfléchir sur sa pratique : « C’est elle qui m’a fait prendre conscience de certaines choses que je faisais déjà inconsciemment, comme la légèreté, le rapport direct avec certains matériaux… Elle m’a aidé à structurer les choses et à acquérir une plus grande culture visuelle. Ensuite, j’ai eu la chance d’être très bien accompagné par Marc Monsallier, avec qui je continue d’entretenir des échanges réguliers et une grande amitié. »
S’il avoue facilement ne pas avoir eu accès aux livres dans sa jeunesse, Selmani cite Daumier parmi ses toutes premières influences – et puis les cartoonistes du New Yorker, dont Saul Steinberg, son « modèle absolu », découvert aux Beaux-Arts. Pour son exposition aux côtés des autres nommé∙e∙s, qu’il a baptisée « Une parcelle d’horizon au milieu du jour », Massinissa Selmani prévient : « Je n’impose pas de récit précis. C’est un cheminement fait de situations suspendues dans l’espace et le temps, où peut s’opérer une perte de repères, malgré le sentiment de reconnaître des choses qui semblent familières. La question de l’ellipse, que j’ai traitée de manière à la fois formelle mais aussi métaphorique, sera présente. » Comme d’habitude, tout se fait ici à l’économie, à l’épure. Il résume : « Je passe plus de temps à enlever qu’à mettre. J’adore faire avec peu, comme les artistes Giuseppe Penone ou Dan Perjovschi. J’ai l’impression que les possibilités sont infinies. Le dessin permet une autonomie qui me correspond, j’ai besoin de pouvoir travailler partout et tout le temps. »


Dans son installation, une petite maquette de bateau, un globe et une vidéo d’animation en boucle avec un oiseau, parce qu’il « ne sait pas faire un truc avec un début et une fin ». Dans ses dessins au crayon, ici un cactus, là un arrosoir. Des personnages, dont il a reproduit la posture au calque, puis sur papier, prélevés dans des coupures de presse (il récupère des vieux Le Monde ou Libération). Des formes dérivées de l’architecture aussi (il est fan des dessins de travail de Ludwig Mies van der Rohe et de Claude Parent), tirant vers l’absurde. Des « lieux insondables », comme il aime à les définir. En sous-texte, jamais montrée, la violence. Pour appréhender les œuvres de Massinissa Selmani, il faut s’approcher, « entrer » dans le dessin : « Je demande un effort au∙à la visiteur∙euse. Le côté spectaculaire, je trouve ça frustrant, car une fois passée l’étape de la stupéfaction, il y a le risque qu’il ne reste pas grand-chose. C’est vrai, mes œuvres ne sont pas très bavardes au premier abord », résume-t-il – avant d’ajouter, amusé : « Parfois, les gens pensent qu’il y a un sens caché dans certains de mes dessins, mais non. »
En 2005, il se décide pourtant et présente un seul et unique dossier pour une école des beaux-arts – ce sera celle de Tours, « parce qu’un copain m’a parlé de cette ville ». Il est présélectionné, mais sans argent pour payer le billet d’avion ni visa, il ne peut se présenter aux entretiens. « Les profs m’ont donné ma chance. Mais ce n’était pas gagné. Il m’a fallu une période d’adaptation et commencer quasi du jour au lendemain à beaucoup lire. J’ai adoré. » Il sort diplômé en 2010. Pugnace sous ses airs faussement calmes, Massinissa Selmani se résume ainsi : « J’ai toujours su que je deviendrai artiste. »
Cet article fait partie d’une collaboration avec le Centre Pompidou dans le cadre du prix Marcel Duchamp 2023.
Massinissa Selmani est représenté par Galerie Anne-Sarah Bénichou (Paris), Selma Feriani Gallery (Londres, Tunis), etJane Lombard Gallery (New York). Il est l’un des quatre nominé∙e∙s du prix Marcel Duchamp 2023.
Prix Marcel Duchamp
Centre Pompidou, Paris
4 octobre 2023 – 8 janvier 2024
Séverine Pierron est Rédactrice en Chef du Magazine, Centre Pompidou.
Toutes les photos : Massinissa Selmani dans son studio, par Julie Ansiau pour le Centre Pompidou.
Publié le 28 août 2023.