Du mystérieux tableau Gabrielle d’Estrées et une de ses sœurs (1594-95) aux photographies pop et théâtrales de Pierre & Gilles, le portrait occupe une place centrale dans l’histoire de l’art occidental – et plus particulièrement en France. Si ce genre obéit à des codes souvent stricts – cadrage précis, fidélité au sujet, symbolique de la mise en scène – il demeure néanmoins une forme d’expression riche et vivace pour les artistes contemporain·e·s. À l’occasion de l’exposition « Les yeux dans les yeux », récemment inaugurée au Couvent des Jacobins de Rennes et réunissant plus de 90 œuvres autour de cette thématique, Art Basel met en lumière six jeunes artistes francophones dont les démarches singulières renouvellent notre regard sur le portrait.
Rayane Mcirdi (né en 1993 à Asnières-sur-Seine)
Comment nommer ce territoire qui est notre chez-soi mais qui, pourtant, est ailleurs ? C’est précisément dans cet entre-deux, dans ces interstices entre l’illusion d’un ancrage et la réalité du déracinement que le travail de Rayane Mcirdi prend forme.
À travers des vidéos mêlant archives personnelles, récits oraux et mises en scène poétiques, Rayane Mcirdi explore la mémoire de la diaspora algérienne, la transmission familiale et une identité en perpétuel mouvement, nourrie par les relations qu’il entretient avec les autres. Entre documentaires ethnographiques, autofictions et hommages tendres aux figures qui l’entourent, il redonne voix et corps à celles et ceux dont les histoires sont encore souvent invisibilisées, esquissant un portrait intime et pluriel de son cercle familial et social.
En superposant différentes temporalités – celles du mythe, du souvenir et du quotidien –, Rayane Mcirdi compose une mémoire vivante, toujours en réécriture. Que ce soit à travers les souvenirs de ses tantes dans Le Jardin (2021), les mythes populaires réinterprétés dans Le Bord de l’Oise (2022) ou les fictions poétiques de La Légende d’Y.Z. (2016-2017), il interroge notre rapport au récit, au langage et aux liens de filiation.
Alireza Shojaian (né en 1988 à Téhéran)
Contraint de fuir son pays à cause de ses œuvres abordant l’homosexualité et l’identité queer, thèmes interdits par le régime iranien, Alireza Shojaian trouve refuge au Liban avant d’obtenir l’asile politique en France en 2019. Les corps nus ou partiellement dévêtus qu’il dessine, à la fois vulnérables et poétiques, deviennent des espaces d’émancipation, de résistance et de liberté.
Dans sa dernière exposition personnelle à la galerie Bendana-Pinel, cet hiver à Paris, il convoque deux figures puissantes : le démon blanc du Shâhnâmeh (le Livre des Rois), épopée fondatrice de la littérature persane, et l’arbre en feu, motif récurrent dans les mythologies antiques. Alors que la tradition littéraire iranienne ne célèbre que des héros hétérosexuels, Alireza Shojaian déconstruit cette vision normée pour faire émerger d’autres voix. Les miniatures persanes deviennent celles d’une mémoire collective, d’une culture qui refuse de se taire, même en exil. En 2022, il reçoit le prix Václav Havel pour une œuvre militante réalisée avec l’association dédiée à l’art contemporain iranien PaykanArtCar, transformant une voiture offerte par le Shah d’Iran au dictateur roumain Nicolae Ceaușescu en symbole de résistance contre la répression des personnes queer en Iran.
Inès di Folco Jemni (née en 1993 à Paris)
L’artiste franco-tunisienne Inès di Folco Jemni puise dans les rêves, les vies antérieures et les mythes. Par la peinture, elle initie des voyages spirituels et oniriques, incitant à reconsidérer les notions d’exil, de féminité et de mémoire à travers des pratiques rituelles et cérémonielles. Ses toiles se nourrissent de ses voyages et de ses souvenirs.
Voix puissante du Sud, l’artiste se rebelle contre l’esthétique occidentale en développant un lexique pictural original. Portant un message décolonial, elle raconte des récits oubliés, notamment liés à l’esclavage et au marronnage. Ses œuvres s’affranchissent des supports traditionnels grâce à de grandes toiles suspendues, évoquant des portes vers son univers intérieur. Elle intègre aussi des matériaux inattendus, comme des paillettes et des pigments bruts, créant un véritable laboratoire organique où chaque élément trouve une nouvelle vie.
Omar Victor Diop (né en 1980 à Dakar)
Omar Victor Diop est un artiste sénégalais incontournable de la scène contemporaine africaine. En 2011, il quitte son poste chez British American Tobacco pour se consacrer à la photographie. Dès ses débuts, il est remarqué aux Rencontres de Bamako, biennale de la photographie africaine.
Son travail croise les arts plastiques, la mode et le portrait photographique. Intégrant stylisme, écriture et composition textile, il explore à travers ses séries des thèmes variés et engagés : Futur du beau (2011) questionne les standards de beauté en habillant ses modèles de déchets ; Le Studio des vanités (2012-2015) célèbre une génération africaine créative ; Diaspora (2014) revisite des portraits historiques africains ; Liberty (2017) rend hommage aux luttes pour la liberté des populations noires ; enfin, Allegoria (2021) aborde les défis environnementaux du continent.
Son travail raconte une histoire complète, à la fois ancrée dans son héritage historique et profondément liée au présent. Il célèbre ses racines tout en témoignant de la résilience et de l’évolution constante de son peuple.
Nanténé Traoré (né en 1993 à Paris)
Diplômé des Beaux-Arts Nantes Saint-Nazaire, Nanténé Traoré développe une pratique mêlant photographie et écriture, à la frontière du documentaire intime et de la fiction. Ses œuvres, souvent habitées par des corps en mouvement, libres, indisciplinés et fluides, explorent les tensions entre présence et absence, entre ce qui reste et ce qui manque. Il répète gestes, mots et images comme une forme de narration pour résister à l’oubli et préserver ce qui est intime, précieux et fragile.
Dans ses photographies comme dans ses textes, Nanténé Traoré cherche à atteindre une certaine sincérité émotionnelle à travers un regard poétique. Inspiré par le photographe Peter Hujar, il construit une iconographie sensible faite de récits de tendresse, de transmission et de liberté. Il capture également des personnes queers dans leur quotidien, adoptant une approche intime, respectueuse et sincère.
Maty Biayenda (née en 1998 en Namibie)
Passionnée dès l’adolescence par le dessin, Maty Biayenda se forme d’abord à l’École d’Art de GrandAngoulême, puis à l’Atelier de Sèvres avant d’obtenir un diplôme en design textile et matériau à l’École nationale supérieure des arts décoratifs (ENSAD) Paris. Le travail de cette artiste franco-congolaise explore les identités multiples et les mémoires marginalisées des diasporas africaines dans le contexte européen. Elle utilise une grande diversité de médiums, allant de la peinture et la tapisserie à la photographie, en passant par l’illustration et le textile. À partir d’archives familiales, de documents historiques ou d’icônes oubliées, Maty Biayenda construit des récits personnels qui s’inspirent de son héritage congolais et de son expérience en tant que personne trans.
Elle questionne les représentations souvent voyeuristes et théâtrales de ces figures marginalisées, cherchant à la fois à les réhabiliter et à déconstruire les clichés. Son œuvre rend hommage à des figures queer et racisées, telles Mary Jones (1803-1846) ou les artistes transformistes caribéen·ne·s, tout en revisitant des motifs historiques comme la Toile de Jouy et La Dame à la licorne. Entre fiction et réalité, ses œuvres deviennent ainsi un espace où les personnages dialoguent avec le vécu de l’artiste, permettant à une mythologie personnelle de se déployer.
Rayane Mcirdi est représenté par la Galerie Anne Barrault (Paris).
Alireza Shojaian est représenté par Bendana-Pindel Art Contemporain (Paris).
Inès di Folco Jemni est représentée par Crèvecœur (Paris).
Omar Victor Diop est représenté par Magnin-A (Paris).
Nanténé Traoré est représenté par Sultana (Paris).
Maty Biayenda est représentée par Double V Gallery (Marseille, Paris).
Légende de l’image d’en-tête : Omar Victor Diop, Allegoria 6 (2021), avec l’aimable autorisation de Magnin-A (Paris).
Yasmin Sarnefors est assistante Commnunication & Contenus chez Art Basel.
Traduction en anglais : Art Basel.
Publié le 24 juin 2025.