Quand on lui demande quel lieu il aurait envie de visiter pour la première fois, la réponse de Nicolas Godin fuse : la Closerie Falbala (1971-1973) à la Fondation Dubuffet, à Périgny-sur-Yerres, dans le Val de Marne. Et nous voilà parti·e·s, alors qu’il était de passage à Paris – Air était récemment à l’Olympia. Fondateur avec Jean-Benoît Dunckel de ce groupe emblématique de la French touch, devenu mythique depuis Moon Safari, son premier album en 1998, Nicolas Godin est aussi l’auteur de plusieurs albums solos, dont Concrete and Glass (2020).

Passionné d’architecture, il souligne que ce domaine a en commun avec la musique d’être un « art enveloppant ». Nicolas Godin passe son enfance à Parly 2, juste derrière Versailles, dans un ensemble immobilier inauguré en 1969 : « C’était un rêve de société », raconte-t-il.

Non loin de là, sur l’île Saint-Germain, s’élève la Tour aux figures, sculpture monumentale conçue par Jean Dubuffet. « Avec Vasarely, Dubuffet appartenait au zeitgeist français des années 1970, même si on ne baignait pas dans l’art. Et la Tour aux figures faisait partie du paysage du·de la banlieusard·e, le long des quais, quand on rentrait à Versailles. Les usines de l’île Seguin se dressaient comme des cathédrales. C’étaient des choses ancrées en moi », dit-il encore.

Découvrir donc à Périgny l'univers de « L'Hourloupe », le monde imaginaire de Jean Dubuffet, a pour Nicolas Godin l’effet de la réminiscence. L’un des personnages du spectacle légendaire de Jean Dubuffet, Coucou Bazar - présenté en 1973 à New York et Paris, puis en 1978 à Turin - s’appelle d’ailleurs ainsi, Réminiscence. Ici l’artiste et premier théoricien de l'art brut, avait installé des ateliers pour travailler ses sculptures, conserver les éléments de Coucou Bazar et construire la Closerie Falbala – 1 610 m2 et 8 mètres de haut. De l’extérieur, les quelques bâtiments ne paient pas de mine.

Nicolas Godin remarque que tout leur intérêt réside à l’intérieur, sur la façon dont la lumière tombe sur les peintures et les maquettes : « Le malentendu avec l’architecture est de la considérer de façon sculpturale. La chapelle Notre-Dame du Haut, à Ronchamp (Haute-Saône), reconstruite par Le Corbusier dans les années 1950, se vit de l’extérieur, alors que le couvent Sainte-Marie de La Tourette (1953), à Évreux (Rhône), qu’il a conçu, se vit plutôt de l’intérieur. Mais l’extérieur n’existe que parce que c’est le prolongement de l’intérieur. J’ai tendance à voir les choses de l’intérieur. Par exemple, mon hommage à Le Corbusier [Modulor Mix, sur l’album Source Lab, 1995] est un sound design destiné à habiter l’espace dans une architecture. »

Comme l’explique la directrice de la Fondation Dubuffet, Sophie Webel, « “L’Hourloupe” représente un monde dans lequel il n’y a pas de vides, qui prend la place de la réalité, mais qui n’est pas la réalité et qui nous déstabilise ». La liberté de Dubuffet, sa façon d’habiter des idées, la profondeur de ses écrits fascinent Nicolas Godin : « En voyant ses œuvres de jeunesse, on mesure à quel point il a inventé un monde. Il est un artiste inclassable, qui voulait trouver des formes sans référent, ce que je peux comprendre, même si c’est le contraire de ce que je fais : je n’existe que par des copies ratées d’œuvres que j’admire. Quand je suis dans mon studio, j’ai l’impression d’être dans une forêt, qu’au bout du chemin, il y a une clairière, que c’est là que se trouve la bonne idée. On peut croire que l’art de Dubuffet ne vient de nulle part, mais il provient de tout ce qu’il a éliminé. Cela m’encourage beaucoup. » Voit-il une musicalité dans les formes de Dubuffet ? « Je ne crois pas que les arts puissent être comparés. Dans la musique, il y a quelque chose de tellurique qui n’existe pas dans les autres arts. La musique est très mystérieuse. C’est une grande montagne, et tous les jours, j’essaye d’en gravir quelques mètres ! »

À Périgny, depuis une passerelle, on aperçoit un peuple de personnages dont les contours sont dessinés d’un cerne noir et rehaussés avec les quatre couleurs du stylo Bic. Dubuffet en a conçu les premiers spécimens à partir de griffonnages au téléphone. Ils sont une centaine, à taille humaine ou bien plus grands. Costumes portés par des humains ou praticables actionnés sur roulettes, tous ont un nom : Marie Tremblote, Cambriolus, le Patibulaire… « Dubuffet, comme Balzac, a inventé une famille, avec des noms propres. Chaque fois, ses titres sont parfaits. En musique, il est toujours très difficile de trouver des titres. C’est la même chose pour l’image de la pochette d’un disque, qui influe énormément sur la façon dont on l’écoute », commente Nicolas Godin.

En l’absence de comédien∙ne∙s et de la musique composée à la demande de Dubuffet par Ilhan Mimaroglu, un système de moteurs met en mouvement cette matière à la fois picturale et sculpturale. Un petit écran diffuse l’image tremblante d’une recréation du spectacle et permet de voir les œuvres en mouvement. Ces images rappellent à Nicolas Godin la lenteur du théâtre kabuki. Il a souvent mêlé sa musique à d’autre arts. Pour « Studio Venezia » de l’artiste français Xavier Veilhan, présenté à la Biennale de Venise en 2017, pour des ballets d’Angelin Preljocaj, pour City Reading (2003), un livre-disque d’Alessandro Baricco, pour des défilés d’Azzedine Alaïa. Et de rappeler le souvenir du générique de fin de l’émission Apostrophes, à la télévision : « On voyait les invité·e·s couper le micro et commencer à parler entre eux∙elles, et je mourrais d’envie de savoir ce qu’il∙elle∙s se disaient. J’ai toujours considéré la musique comme un petit vaisseau spatial qui me permettrait d’aller partout. J’aurais adoré faire la musique de Coucou Bazar. »

Après avoir laissé derrière nous les maquettes en résine du Salon d’été (conçu en 1974), jamais achevé), du Site scripturaire (conçu en 1973, jamais réalisé) et du Jardin d’émail (1974, sculpture installée au musée Kröller-Müller, aux Pays-Bas), on se dirige à l’extérieur vers la Closerie Falbala. Y faire un pas, c’est un peu arriver sur la lune, surtout sous un soleil éclatant. Jean Dubuffet l’a achevée en 1973 pour y placer son Cabinet logologique (1967-1969), comme un lieu de méditation. Nous nous promenons autour de la Villa Falbala, dans les anfractuosités de cette planète blanche, dont nous percevons aussi la fragilité – elle est en train d’être nettoyée. « Cela me rappelle le musée des Plans-Reliefs aux Invalides : on dirait des jeux d’enfants, mais cela sert à faire la guerre. Ici, chaque fois qu’il y a un relief, Dubuffet le marque d’un trait noir, comme des courbes topographiques », ajoute-t-il en remarquant la maison du gardien, perchée sur la colline voisine. Et de conclure : « Si des extraterrestres arrivent à Périgny dans 500 ans, ils vont croire qu’il s’agissait du tombeau de l’empereur du monde entouré de ses soldats, comme l’armée de terre cuite du premier empereur de Chine… »

Crédits et légendes

Anaël Pigeat est critique d’art, editor-at-large du mensuel The Art Newspaper, journaliste pour Paris Match et commissaire d’exposition.

Toutes les photographies par Pauline Gouablin pour Art Basel.

Publié le 22 mai 2024.