Kimberly Bradley

Anri Sala : s’attacher à l’ambiguïté des choses

À la Bourse de Commerce de Paris-Collection Pinault, l’artiste albanais joue une fois de plus sur la nuance

Anri Sala n’est pas du genre influençable. « Il y a quelque chose dans mon passé qui m’a immunisé contre les exigences du monde artistique », déclare l’artiste d’origine albanaise, qui s’exprime en pesant ses mots dans son atelier berlinois. « J’ai tendance à refuser d’aller dans le sens de l’air du temps. »

Alors que nous discutons des tendances artistiques actuelles – qui en appellent bien souvent à des messages directement politiques –, le caractère intemporel de l’œuvre d’Anri Sala me frappe de plus en plus – de même que la détermination subtile de l’artiste, forgée par sa jeunesse en Albanie communiste, pays resté jusqu’en 1990 enfermé dans les idéologies rigoristes et l’isolement. L’art d’Anri Sala est presque toujours politique, mais rarement de façon explicite. Dans ses œuvres s’entremêlent obscures anecdotes et termes historiques, et des problématiques plus abstraites comme la solitude ou le fait d’être gaucher. « C’est important de se soucier de l’ambiguïté des choses, alors qu’on est en train de la tuer progressivement », explique-t-il. « L’ambiguïté, l’intervalle, l’entre-deux, le clair-obscur, la nuance. L’inframince, comme disait Duchamp. »

Anri Sala est accueillant et chaleureux, mais sa franchise est presque désarmante. Il est aussi phénoménalement cérébral et précis dans son discours. Pourtant, dans les installations vidéo monumentales qui l’ont rendu célèbre, il utilise de la musique et non des mots comme point de départ et outil de scénarisation de récits à plusieurs niveaux, qui remixent le temps et l’espace. Des morceaux classiques chargés d’histoire viennent appuyer des œuvres d’art où les silences et les pauses sont aussi puissants que les sons ou les images. Les installations sont souvent grandioses, avec des écrans de projection occupant tout l’espace dans des salles par ailleurs vides et obscures. Dans la pièce de 13 minutes Time No Longer (2021), par exemple – première œuvre d’Anri Sala entièrement produite en images de synthèse –, nous observons en gros plan le saphir d’un tourne-disque hésiter à planter son aiguille pointue dans le sillon d’un vinyle. L’appareil attaché à des flotteurs tournoie en apesanteur à l’intérieur de la Station spatiale internationale.

Time No Longer est la pièce maîtresse de l’exposition personnelle que lui consacre prochainement la Bourse de Commerce de Paris-Collection Pinault, où l’installation sera projetée sur un écran LED courbe de 24 mètres, à l’intérieur de la rotonde éclairée par une verrière. La bande son est une réorchestration d’Abîme des oiseaux d’Olivier Messiaen, un mouvement de son Quatuor pour la fin du temps (1941) réduit à un duo dissonant entre clarinette et saxophone. Associé à la représentation de la platine en rotation, il crée un effet d’étrangeté. Cette œuvre s’inspire de Ronald McNair, astronaute afro-américain et saxophoniste qui devait réaliser le premier enregistrement musical de l’espace à bord de la navette spatiale américaine Challenger en 1986. Bien sûr, ça n’a jamais eu lieu : Challenger s’est désintégrée dans le ciel à peine 73 secondes après son décollage. Tous ceux∙elles qui étaient à son bord ont péri.

« Ça raconte l’histoire de Ron McNair, mais aussi elle du Quatuor – le plus célèbre morceau de l’histoire occidentale composé en prison », explique Anri Sala. Olivier Messiaen ne l’avait pas créé pour des musicien∙ne∙s professionnel∙le∙s, mais pour un ensemble de compagnons de captivité qui se trouvaient par ailleurs être musiciens, alors qu’il était prisonnier de guerre dans un camp allemand pendant la Seconde Guerre mondiale. Anri Sala l’a réorchestré avec ses collaborateurs de longue date Olivier Goinard et André Vida, afin d’évoquer la solitude, voire le calme de l’enfermement, que ce soit dans une prison ou une navette spatiale. (Ronald McNair, au passage, avait prévu de jouer un autre morceau : c’est Anri Sala qui tisse un fil narratif entre les deux). « Un laps de temps sépare ces deux histoires ; c’est l’intervalle qui sépare la clarinette et le saxophone, et cette humanité absente dans le film. On dirait que la platine vinyle flotte à jamais dans l’espace », explique l’artiste.

Cette œuvre, comme d’autres dans l’exposition, saturée de sous-texte. Mais le∙la spectateur∙rice n’a pas besoin de comprendre ni même d’avoir conscience de ces références multiples pour recevoir le message sensoriel, d’une telle puissance évocatrice que certain∙e∙s sont ému∙e∙s aux larmes. « Je ne m’attends absolument pas à ce que le contexte transparaisse dans l’œuvre », explique Anri Sala. « Je laisse mes recherches en coulisses. »

Mandy El-Sayegh, The Minimum. Performance pendant le London Gallery Weekend, 2022. Photographie de Pietro Nastasi. Avec l'aimable autorisation de l'artiste et de London Gallery Weekend.
Mandy El-Sayegh, The Minimum. Performance pendant le London Gallery Weekend, 2022. Photographie de Pietro Nastasi. Avec l'aimable autorisation de l'artiste et de London Gallery Weekend.

Parmi les autres œuvres présentées qui abordent la question du temps figure 1395 Days Without Red (2011), où l’on suit une femme – c’est une actrice qui incarne une musicienne de l’Orchestre philarmonique de Sarajevo poursuivant ses répétitions et ses concerts en pleine guerre des Balkans, dans les années 1990 – au moment où elle traverse la tristement célèbre « allée des snipers » (Sniper Alley) durant le siège de Sarajevo, qui dura 1 395 jours. Tout en courant, elle fredonne sa partition de la Pathétique de Tchaïkovski, et son souffle entrecoupé trahit à la fois les horreurs qui l’entourent et le pouvoir transformateur de la musique. Il y a aussi Take Over (2017), un diptyque vidéo dans lequel L’Internationale, chant d’extrême-gauche, et La Marseillaise, hymne national français, sont interprétés simultanément par un piano mécanique et un pianiste (sur les deux canaux, puis qu’ils échangent leurs places). En réalité, ces morceaux entretiennent un lien historique : parce qu’au départ, il n’y avait pas de quoi payer un∙e compositeur∙rice, L’Internationale a été chantée sur l’air de La Marseillaise pendant 17 ans. Mais même sans cette information, les plans rapprochés faiblement éclairés et les mélodies croisées sont véritablement hypnotiques.

Nous nous trouvons dans le bureau d’Anri Sala, dans un ancien complexe industriel reconverti, à quelques rues de la plus grande gare ferroviaire de Berlin. Depuis un an, c’est devenu le principal espace de travail de l’artiste, bien qu’il se rende souvent à Paris, où il poursuit ses études après avoir terminé les Beaux-Arts à Tirana, et conserve un pied-à-terre. Derrière de grands rideaux se trouvent un poste de travail et un piano droit (tout cela rappelle vaguement le décor de ses installations, et il souligne en plaisantant que son appartement, lui aussi, ressemble à ça). Une caisse claire – leitmotiv d’œuvres précédentes – est suspendue à l’envers au plafond. Anri Sala a joué du violon de 4 à 11 ans. « J’ai convaincu mes parents de me laisser en faire », explique-t-il, et cette expérience nourrit aujourd’hui encore son rapport à la musique. Olivier Goinard, qui est ingénieur du son, travaille avec application sur un ordinateur. Un pan de mur est habillé d’une bibliothèque méticuleusement rangée, remplie de lectures académiques. Rien d’étonnant à cela : sa mère dirigeait la bibliothèque nationale d’Albanie, où il avait accès à des livres d’art interdits.

Toujours sur les murs, des œuvres multicolores sur papier se révèlent être des cartes détournées : la Norvège, Cuba, le Liban, la Somalie et d’autres pays sont déformés jusqu’à l’abstraction. Les cartes sont juxtaposées à des gravures anciennes colorées à la main et représentant des animaux, qui datent du 17e et 18e siècle. Ces associations seront présentées sous forme de diptyques dans les 25 vitrines du couloir de la Bourse : une exposition dans une exposition. La plupart des gravures originales déforment les corps d’espèces « nouvellement découvertes » pour qu’elles tiennent sur la page ou dans le cadre, créant des aberrations anatomiques. Anri Sala inscrit les frontières des États-nations – représentés par des formes, avec des superpositions et dégradés d’encre et de couleurs pastel – dans des espaces eux aussi limités, tordant par exemple la Basse-Californie pour unir le nord de l’Amérique et le sud mexicain. « Qu’est-ce que ça signifie, dans nos imaginaires, par rapport à la politique de ces pays ? », interroge l’artiste. Cette série d’œuvres sans titre évolue depuis des années, en parallèle de la pratique vidéo d’Anri Sala – une sorte de vestige, peut-être, de la formation initiale de l’artiste, qui commença par apprendre à peindre des fresques.

Les pièces présentées à la Bourse à partir du 14 octobre, qui forment l’épilogue de l’exposition collective annuelle 2022 de la Collection Pinault, « Une seconde d’éternité », font l’effet d’une mini-rétrospective qui synthétise toute la palette artistique d’Anri Sala, la profondeur de son œuvre et son évolution. Quel regard porte-t-il sur son travail et sur lui-même, avec le recul ? « Parfois, c’est une histoire d’épiphanies », répond-t-il. « J’ai compris que toutes ces œuvres évoquent des paires, et les tensions en leur sein. » Le passage du temps, mais aussi sa malléabilité imprègnent également son œuvre. C’est comme si Anri Sala libérait son matériau, mais aussi ses spectateur∙rice∙s, des contraintes d’un temps linéaire (même s’il porte une montre-bracelet analogique, une rareté à l’ère du numérique). « J’aime utiliser un morceau de musique comme un fossile, une trace de son propre contexte passé, mais aussi l’amener vers son propre avenir, c’est à dire notre présent », ajoute-t-il en expliquant comment revisiter les œuvres classiques peut faire naître des riffs jazzy, même si le jazz lui-même n’existait pas à l’époque où elles ont été composées. Avec ces tours de passe-passe temporels, le temps cesse réellement d’exister, et on peut même sentir une seconde d’éternité prendre le dessus sur l’air du temps, si fugace et si inconstant.


Kimberly Bradley est auteure, rédactrice et éducatrice, et vit à Berlin.

Anri Sala est représenté par Galerie Chantal Crousel (Paris), Marian Goodman Gallery (New York, London, Paris), kurimanzutto (Mexico D.F., New York), and Hauser & Wirth (Zürich, Gstaad, Hong Kong, London, Los Angeles, Menorca, Monaco, New York, Somerset, Southampton, St. Moritz). Galerie Chantal Crousel, Marian Goodman Gallery et Hauser & Wirth participeront au secteur Galeries de Paris+ par Art Basel, du jeudi 20 au dimanche 23 octobre 2022.

« Anri Sala »
14 octobre 2022 – 3 janvier 2023
Bourse de Commerce-Collection Pinault
Paris, France

Toutes les photos et vidéos : Alex de Brabant pour Paris+ par Art Basel.

Traduction française : Marguerite Capelle

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