« Un artist-run space, c’est parfois un couple d’artistes avec un garage », glisse Nelson Pernisco à propos de ces lieux dont beaucoup fonctionnent à l’échelle d’un appartement ou d’un petit atelier. L’artiste trentenaire connaît bien la scène parisienne des artist-run spaces. En 2013, il a cofondé le collectif d’artistes Le Wonder qui, un an plus tard, ouvrait la structure mutualisée de production et d’exposition du même nom à Saint-Ouen. À l’époque, le modèle des espaces ouverts et gérés par des artistes était rare en France. « Nous avons été parmi les premier·ère·s à négocier directement avec des promoteurs fonciers », précise-t-il. Le Wonder s’est rapidement fait un nom en réhabilitant de vastes espaces post-industriels tout en s’équipant d’un parc de machines à faire pâlir d’envie les écoles d’art. De multiples déménagements ont successivement mené le collectif de Saint-Ouen à Bagnolet, puis de la Défense à Clichy, avant qu’il ne pose ses valises à Bobigny en 2023. Après un an de travaux, les 70 résident·e·s y occupent un espace intérieur et extérieur de 16 000 m2, ouvert au public lors de visites guidées et d’événements performatifs appelés « opéras ».

Le DOC aussi fait partie de la première vague des ateliers partagés à Paris. En 2015, un regroupement de 12 diplomé·e·s des Beaux-Arts de Cergy investit un ancien lycée du 19e arrondissement de Paris. Les quelques 28 salles de classe sont rénovées avant d’accueillir des espaces de production et de diffusion, des résidences et un lieu d’exposition toujours très dynamique. Durant ces mêmes années, de plus petites structures voient le jour, à l’instar de Tonus : en 2014, le duo d’artistes graphistes Jacent (Jade Fourès-Varnier et Vincent de Hoÿm) se met à organiser des expositions conviviales autour d’un banquet ou d’une fête. Opérant initialement dans un garage du 15e arrondissement, Tonus poursuit aujourd’hui sa programmation à la cité Montmartre-aux-artistes, située dans le 18e arrondissement.

« Ce sont beaucoup de lieux qui opèrent en pointillés », résume Benjamin Thorel à propos d’une scène aux calendriers hétéroclites. Pour le cofondateur d’After 8 Books, une librairie d’art doublée d’une activité d’édition et d’événements, « créer une librairie était un peu comme organiser une exposition : choisir des œuvres, en discuter et les faire vivre à travers des événements et des rencontres ».

Les origines de la structure remontent à une simple étagère de livres au sein de l’espace indépendant castillo/corrales, en activité de 2007 à 2015 dans le quartier de Belleville. À sa fermeture, la librairie Section 7 Books et la maison d’édition Paraguay Press ont continué autour d’une nouvelle équipe. Cela donnera After 8 Books, installée dans son espace actuel du 10e arrondissement depuis 2019. « Nous sommes devenu·e·s libraires un peu par hasard, en voulant rendre disponibles à Paris des livres qu’on n’y trouvait pas ayant trait à des pratiques artistiques et des manières de faire que l’on ne voyait pas », enchaîne Benjamin Thorel. « Nous pensons que la librairie est un espace social, où nous ne faisons pas seulement arriver des cartons de livres. » Cette idée directrice, celle de l’importances des échanges horizontaux, permet de faire émerger un réseau de pair·e·s. Les intéressé·e·s ont récemment collaboré avec d’autres espaces indépendants pour des événements hors-les murs, comme Treize Éphémère lors d’une lecture-projection avec Chris Kraus ou Bagnoler pour une exposition autour de Piero Heliczer. Les pages imprimées tissent également d’autres liens d’affinité, avec par exemple Three Star Books, fondé en 2007 par Christophe Boutin et Mélanie Scarciglia, une maison d’édition et un atelier situés dans le 13e arrondissement, et dédiés à l’édition de livres et aux éditions d’artistes aux formats singuliers.

En traversant la rue depuis After 8 Books, une arrière-cour mène aux voisin·e·s de Goswell Road. Pour le duo d’artistes Ruiz Stephinson, créé par la Française Coralie Ruiz et le Britannique Anthony Stephinson, tout a commencé en 2016 selon le modèle classique : dans un petit atelier d’artistes. Fraîchement arrivé·e·s à Paris depuis Londres, il·elle désiraient alors raviver une scène perçue comme assoupie. Ce sera Goswell Road, un espace d’exposition et une maison d’édition installés rue de l’Échiquier : « Nous voulions aller aux marges de la culture pour trouver des artistes dont le travail engagé ou transgressif devait, selon nous, être réévalué. » Chaque exposition est accompagnée d’un bouquet de fleurs particulier. Coralie Ruiz et Anthony Stephinson racontent s’être beaucoup interrogé·e·s sur leur propre production d’objets : « Notre travail personnel est peu à peu passé à l’arrière-plan. Il en reste ces fleurs : une sculpture éphémère qui témoigne de notre bienveillance à l’égard des artistes invité·e·s. » La même année ouvrait Julio artist-run space, dans le 20e arrondissement, né de l’initiative des artistes argentines Maria Ibanez Lago et Constanza Piaggio, et symptôme d’une tendance à l’internationalisation.

Depuis le début des années 2020, les espaces indépendants connaissent une deuxième efflorescence. En 2021, Shmorévaz élargissait la cartographie des artist-run spaces en s’installant rive gauche. C’est dans un ancien magasin de chaussures du 7e arrondissement que la curatrice Salomé Burstein explore les thématiques du corps et du genre à travers des expositions et des activités d’édition, de lectures et de conversations. La même année, sur l’autre rive, Tati, le grand magasin aux petits prix signalé par son vichy rose et bleu, mettait la clé sous la porte. En 2022, l’espace était mis à disposition du centre culturel Union de la Jeunesse Internationale. Le projet, souvent qualifié de « Palais de Tokyo de la diaspora » par son cofondateur, Youssouf Fofana, souhaite continuer à mélanger les classes sociales, cette fois autour de l’art. L’atrium accueille une radio de quartier, une médiathèque et une cafétéria, tandis qu’à l’étage, la programmation d’expositions reconstituait en début d’année le studio photo installé par Seydou Keïta et Malick Sidibé en 1998 entre les mêmes murs.

« Aujourd’hui, nous avons entamé un processus de pérennisation », conclut Nelson Pernisco à propos des évolutions actuelles du Wonder. « Mettre à disposition des outils de production est un véritable enjeu, car nous voyons le vocabulaire de nos artistes évoluer. » Paris, c’est indéniable, est actuellement en pleine transformation sous l’effet de la pression économique, mais aussi grâce à l’internationalisation et à la diversification des scènes. « Certain·e·s pourraient se demander pourquoi nous continuons », enchaîne les fondateur·rice·s de Goswell Road, qui fêtera ses dix ans en novembre. « Or, nous pensons qu’il est plus important que jamais que des espaces de résistance, avec une programmation alternative, puissent exister. »

Légendes et crédits

Ingrid Luquet-Gad est une critique d’art et une doctorante basée à Paris. Elle enseigne la philosophie de l’art à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

Légende de l'image d'en-tête : Le Wonder, Bobigny, 2024. Photographie de Salim Santa Lucia. 

Publié le 30 juin 2025.