Mary Shelley
Frankenstein ou le Prométhée moderne (1818)

Jean-Marie Appriou

« Frankenstein ou le Prométhée moderne est le premier ouvrage de science-fiction – terme inexistant à l’époque. Mary Shelley a créé son roman en plusieurs pièces disparates, comme le corps de la créature, et différents narrateurs participent au récit. Dans le titre, on a déjà un collage avec “Prométhée moderne”, entre un mythe de la Grèce antique, Prométhée qui apporte le feu à l’homme, et la modernité.

À l’époque, le monde est en train de s’ouvrir, c’est l’ère des grandes découvertes : Mary Shelley témoigne de son temps et d’un contexte global qui l’inquiète sur l’avancée de la science, plus rapide que celle de la morale humaine. C’est une inquiétude similaire à celle que nous pouvons avoir aujourd’hui envers la technologie : avec l’intelligence artificielle, on peut se demander si l’on n’est pas en train de créer le monstre de Frankenstein. Celui-ci réalise que sa créature est d’une violence qui n’est pas bornée par une quelconque forme de morale et l’abandonne, livrée à elle-même, dans un monde qui n’est pas prêt à l’accepter.

Dans mon travail, j’invoque souvent l’Antiquité, la sculpture égyptienne, les grands mythes, tout en essayant de projeter mes sculptures dans quelque chose qui est aussi influencé par la science-fiction. Il existe un parallèle entre ce roman fantastique où le créateur donne vie à sa créature et la sculpture, à mon sens : quand je fais un bras, une tête, des associations, finalement, je crée des collages qui fabriquent un nouveau récit. »

Albert Camus
Noces (1938) suivi de L’été (1954)

Christine Safa

« J’ai lu Noces suivi de L’été quand je préparais mon diplôme des Beaux-Arts de Paris, en 2018. Dès les premières phrases, les descriptions évoquaient des états dans lesquels je me trouvais quand j’étais au Liban. Ce livre était un accès à ces émotions, comme une douce nostalgie.

Je passe tous mes étés au Liban, et c’est une saison très importante pour moi. Les deux premiers étés après mon diplôme, je suis restée à Paris pour travailler, c’était la première fois que je ne rentrais pas. J’ai pleuré le premier jour en lisant le livre, car il décrivait des états qui me manquaient. Je l’ai lu comme un recueil de poèmes, ses descriptions de l’été nourrissaient mon travail. Je ne me basais que sur cela pour peindre.

Camus raconte ses étés en Algérie au cours d’une période tragique, où l’été n’est pas que volupté et tranquillité : les instants de contemplation et d’ennui propres à cette saison accentuent la gravité de certaines choses. Quand je suis au Liban, je réalise l’absurdité entre la beauté des paysages, ces moments suspendus, ces descriptions faites dans le livre de corps pris par la mer ou par le soleil, et la tension de la situation géopolitique du pays.

Je recherche ces moments où je peux penser et, en même temps, profiter. C’est pour moi le plus bel état, c’est aussi celui où je me dis : “Comment y a-t-il tant de beauté et en même temps tant de malheur ?”. Ce livre fait écho à cela. »

Cheikh Anta Diop
Nations nègres et culture
: de l'Antiquité nègre égyptienne aux problèmes culturels de l’Afrique noire d’aujourd'hui (1954)

Elladj Lincy Deloumeaux

« Pour moi, l’acte de peindre, ce n’est pas seulement la matière. Il y a aussi une construction de l’architecture de la pensée faite de réflexion et de recul sur soi-même. Je me suis déconstruit par rapport à mon histoire. Étant originaire des Antilles, celle qui m’était enseignée à l’école se limitait à l’esclavage et à la colonisation, avec une trajectoire falsifiée du continent africain. J’ai voulu aller au-delà et comprendre l’origine de ma culture.

Cheikh Anta Diop s’est battu pour la reconnaissance de l’apport majeur du continent africain à l’humanité, et la revalorisation de la civilisation égyptienne et de ses origines africaines. Pour cela, il a utilisé diverses sciences et sciences humaines. Il souhaitait restituer une conscience historique, une fierté et démontrer une unité, faire ressortir les racines communes entre peuples africains.

Lors de mes résidences notamment, aux Antilles, ou en Afrique de l’Ouest, j’essaie de comprendre les différents ponts entre chacun de nos territoires et nos liens de parenté. Ce qui m’intéresse au-delà même des écrits de Cheikh Anta Diop, c’est sa démarche de restitution, comment puiser dans la richesse de son patrimoine historique, son héritage de soi pour libérer une conscience de l'histoire et de la culture, une confiance acquise et son génie créatif. »

Milan Kundera
L’insoutenable légèreté de l’être (1984)

My-Lan Hoang-Thuy

« C’est un “livre monde”. À partir d’une histoire qui peut paraître assez simple, une histoire d’amour, l’auteur embrasse des thèmes universels qui traversent tous les âges et toutes les nationalités, il aborde les sujets existentiels et essentiels. Il parle de poésie, instille des réflexions sur l’art, l’esthétique, l’amour, la famille. Milan Kundera atteint un idéal entre forme et contenu qui ressemble à l’idéal artistique que j’aimerais moi aussi atteindre dans mon travail plastique. Il déploie son style avec énormément d’élégance, et j’ai été impressionnée par cet exercice.

L’auteur énonce des évidences d’une manière géniale. Ce livre me conforte dans l’idée de faire advenir de la singularité dans le commun, d’être apaisée de faire émerger de la poésie avec un langage basique sans m’agiter, à une époque où tout a été testé en art.

Par exemple, aujourd’hui, je n’utilise quasiment que de la peinture. J’ai mélangé beaucoup de techniques par le passé, mais au moment où j’ai lu Kundera, sans m’en rendre compte, cela a dû m’influencer, j’ai beaucoup épuré l’étendue de mes outils. Je les ai réduits tout en essayant d’aller encore plus loin, plus profondément dans une forme d’encapsulage de toutes les réflexions qui peuvent me traverser sur ma place, à la fois dans la société, dans l’histoire, dans mon histoire, dans l’histoire de mes ancêtres. »

Laura Vazquez
La Semaine perpétuelle (2022)

Théo Mercier

« La Semaine perpétuelle est le premier roman de la poétesse Laura Vazquez. Son écriture est très animiste : elle fait parler le monde et tout en même temps, des humains aux pierres, aux chaises, à internet, aux nuages… On glisse dans un vaste univers fait de matières et d’idées, de façon polyphonique et, à d’autres moments, plus cacophonique.

Son style est hypnotique et d’une richesse rare, parfois presque vertigineuse. Elle sollicite constamment l’imaginaire et nous amène à découvrir, écouter et connaître le monde dans toute sa complexité et son immensité, un peu à la manière d’un vaste réseau philosophique et poétique.

L’été dernier, lorsque je préparais mon exposition “BAD TIMING” à la Villa Médicis à Rome, nous avons eu l’occasion de nous rencontrer, car Laura y était alors pensionnaire. C’est quelqu’un avec qui j’imagine travailler, que ce soit dans mon travail de metteur en scène ou celui de plasticien. Je me sens très proche de son imaginaire : son rapport animiste aux choses, sa manière de leur donner de la voix, d’en extraire le fantôme contenu…

Tout cela me parle beaucoup, c’est quelque chose que j’essaie aussi de faire à ma façon, en travaillant avec les objets comme s’ils étaient des mots. Comme elle, je cherche perpétuellement à composer des phrases de temps et d’objets, qui raconteraient des histoires improbables sur le monde. »