« Nous avons commencé à collectionner avec Paul Ahyi, profondément touché∙e∙s par ses pastels représentant des femmes africaines fièrement drapées d’étoffes aux couleurs éclatantes et dont la beauté nous a subjugué∙e∙s. Ses sculptures racontent l’être humain, l’Afrique et ses cultures. Il a formé beaucoup d’artistes, comme Sadikou Oukpedjo, qui a rejoint les collections du Centre Pompidou. Nos décisions d’achat sont affectives : une émotion, une communication avec l’œuvre. Bien qu’ayant commencé en collectionnant des œuvres d’artistes africains, nous avons très vite compris que les arts africains échappent à une définition géographique, notamment par l’importance des diasporas et des influences qu’exerce l’Afrique dans le travail des artistes ! »
« Notre référence absolue de collection est celle du congolais Sindika Dokolo. 'IncarNations. L’art africain comme philosophie', exposition qu’il a faite avec l’artiste et commissaire sud-africain Kendell Geers, réunissait pour la première fois l'art africain classique et contemporain. L’exposition était visionnaire, avec une scénographie innovante qui donnait beaucoup de vitalité aux œuvres. Elle mettait en lumière l’importance du contexte spirituel et toute la dimension symbolique de l’art africain, au-delà même de ses qualités esthétiques.
Sindika Dokolo a construit sa collection autour de l’idée que nous devons repenser la vision occidentale de l’art africain en mettant l’accent sur la perspective africaine. Les artistes européen∙ne∙s d’avant-garde comme Picasso ont été influencé∙e∙s par l’apparence des masques, mais 'IncarNations' a mis l’accent sur la vue de l’arrière du masque, c’est-à-dire la perspective de la personne qui le porte – les masques, parures de danse, étaient créés pour être portés dans des contextes sociaux holistiques. »

« Le Centre Pompidou a été l’une des premières institutions à organiser des expositions dédiées à la scène artistique africaine en France. Le Cercle International - Afrique du musée (CI - Afrique), que nous avons co-fondé en 2019, est le seul comité d’acquisition en France consacré à l’enrichissement et au rayonnement des collections modernes et contemporaines d’artistes issus du continent africain. Les conservateur∙rice∙s nous proposent les acquisitions, et pour nous, être au plus près de leur réflexion, comprendre leurs recherches et nous nourrir de leur expertise, est fascinant. Concrètement, nous, les collectionneur∙euse∙s, les aidons à financer et faire aboutir des projets à fort impact pour la collection. En 2022, le musée a exprimé son souhait de renforcer la présence et la visibilité de la scène africaine dans les projets curatoriaux et la collection, avec l’ouverture aux diasporas – notamment afro-descendantes. C’est précisément l’orientation que nous voulions ! »
« Nous soutenons les artistes en achetant leurs œuvres, en les aidant à accéder à des résidences d’artistes et en les mettant en contact avec des galeries qui les font grandir. Soutenir des artistes, c’est aussi les faire connaître aux conservateur∙rice∙s ou découvrir des artistes qu’iels nous recommandent. Le regard de l’historien∙ne de l’art, loin du marché, est toujours riche de sens. Nous avons récemment soutenu la Villa Médicis en offrant un tableau du XIXe siècle, d’Alfred de Curzon, représentant la 'chambre turque', œuvre particulièrement importante pour la Villa. Nous espérons avoir ouvert la voie à d’autres donations et initiatives au profit de cette institution si importante pour les artistes.
Nous avons découvert de nombreux∙ses artistes dans les écoles d’art. Il y a également, en France, des fondations comme Sisley-d’Ornano ou Pernod Ricard, qui soutiennent la scène artistique émergente à travers leurs prix. Nous avons été membres de leurs jurys de sélection. Il y a aussi Reiffers Art Initiatives, en faveur de la jeune création et la diversité culturelle. Mentionnons, parmi les lieux vers lesquels nous nous tournons, les résidences d’artistes, notamment Black Rock à Dakar au Sénégal, fondée par l’artiste américain Kehinde Wiley, qui offre beaucoup de notoriété aux artistes. Certaines galeries implantées à Paris, comme Thaddaeus Ropac ou Daniel Templon, représentent aussi bien des figures de tout premier plan que des talents émergents. Nous avons découvert chez eux des artistes d’exception comme Rachel Jones ou ROBIN KID. Il y a aussi la galerie Mariane Ibrahim, qui juxtapose des artistes émergent∙e∙s remarquables, Shannon T Lewis ou Ian Mwesiga, et des artistes contemporains établis, Amoako Boafo, Raphaël Barontini ou Yukimasa Ida. Certaines foires offrent également un vivier d’artistes et de galeries émergentes : 1-54, UNTITLED, ART X, NADA, Independent ou AKAA. »
« Un autre vecteur est la voie numérique, notamment la toute récente application Docent qui nous a permis de découvrir des artistes avec une approche focalisée sur des recommandations personnalisées basées sur nos goûts. La grande évolution dans le marché de l’art a en effet été numérique. Cette évolution a fait tomber les frontières géographiques. C’est une des raisons pour lesquelles nous avons élargi l’horizon de notre collection. La contrepartie est la quasi-généralisation des listes d’attente pour les œuvres qui nous intéressent. Outre la globalisation, ce que nous avons noté est l’émergence de collectionneur∙euse∙s beaucoup plus jeunes. Nous discutons souvent d’art contemporain avec nos enfants et leurs ami∙e∙s, plus âgé∙e∙s, qui allouent une partie de leurs premiers salaires à quelques acquisitions d’art contemporain. Nous sommes agréablement surpris∙es par la place de la scène africaine dans leurs achats !
Ces dernières années, les liens entre les mécènes et les institutions se sont renforcés. Avec le recul des fonds publics, la philanthropie devient essentielle pour l’acquisition, la recherche, la publication ou la diffusion des savoirs. Les membres du CI-Afrique ont permis l’acquisition de pièces majeures, d’artistes tels James Barnor ou Yinka Shonibare. »
« Actuellement, nous sommes touché∙e∙s par les portraits de Kehinde Wiley, mettant en scène des Noir∙e∙s dans des postures et décors de tableaux de maîtres. Avec sa résidence d’artistes à Dakar et bientôt à Lagos, il focalise l’attention sur l’Afrique tout en offrant de belles opportunités aux artistes. Ou encore, Kendell Geers, qui puise son inspiration en Afrique en détournant images, objets et mots pour créer des œuvres qui dénoncent les actes d’appropriation et d’asservissement de l’Afrique. Il crée une forme d’expression qui va au-delà des mots. Nous trouvons aussi beaucoup d’engagement dans l’œuvre de l’artiste néerlandais néo pop ROBIN KID, même si sa forme d’expression est fondamentalement différente. THE KID puise dans la dialectique sociale, politique et culturelle de notre époque pour dénoncer de manière provocante les dérives de la société. L’esthétique parfaite de son travail accentue d’autant plus le message.
Nous sommes attiré∙e∙s par les œuvres monumentales, notamment celles d’Oscar Murillo et Kennedy Yanko. De plus, nous nous intéressons aux artistes engagé∙e∙s mais aussi aux artistes ayant développé un langage et une technique artistique propres. Nous pensons à Amoako Boafo, avec sa technique de peinture qui fait jaillir une lumière éclatante de la peau noire, à l’afro-américain Ludovic Nkoth, qui présente une vision très personnalisée de l’Afrique à travers des portraits de famille qui dépeignent la culture et les traditions africaines, ou à Alexandre Lenoir, dont les tableaux sont riches en nuances et en couleurs puisées aux Antilles. Enfin, nous soutenons la jeune scène artistique avec par exemple Jake Troyli, qui se met en scène dans des situations satiriques en développant une iconographie empruntée à la bande dessinée, ou l’artiste britannique Pam Evelyn, dont les œuvres abstraites incorporent une figuration et une sensibilité très proches du paysagisme. Enfin, la jeune artiste française Dora Jeridi nous a ébloui∙e∙s par la maturité et la profondeur de son travail. »
Ingrid Luquet-Gad est une critique d’art et doctorante basée à Paris. Elle est en charge de la rubrique art des Inrockuptibles, membre du comité de rédaction de Spike Art Magazine et correspondante pour Flash Art Magazine.
Haut de page : Raphaël Barontini, Au Bal des Grands Fonds, 2022. Avec l'aimable autorisation de l'artiste et de Mariane Ibrahim.