L’histoire de la galerie Kiang Malingue est celle d’une rencontre. Quand Edouard Malingue arrive à Hong Kong en 2010, l’une des personnes dont il croise le chemin est Lorraine Kiang. Le jeune français s’installe dans la capitale du delta de la Rivière des Perles pour y ouvrir sa galerie. Lorraine rentre des États-Unis et travaille depuis quatre ans chez Christie’s. Iels se retrouvent sur plusieurs terrains, et tout d’abord l’histoire de l’art, que Lorraine a étudiée à la New York University. La passion pour l’art c’est, chez Edouard, une « longue histoire familiale » comme il l’explique, entre sa grand-mère marchande d’art et collectionneuse Thessa Herold, son grand-père qui écrivait sur Monet et Gauguin, et enfin son père Daniel Malingue, galeriste respecté de l’avenue Matignon.

Iels savent également, l’un∙e comme l’autre, parler des œuvres qu’iels aiment et convaincre leurs interlocuteur∙rice∙s de leur valeur. Edouard a commencé sa vie professionnelle en vendant des chefs-d’œuvre aux meilleurs musées impressionnistes du monde. Lorraine est en charge du développement du département art et céramique chinoise au sein de la maison Christie’s. Mais la passion qu’iels partagent avant tout, c’est l’art contemporain. Elle lui fait découvrir sa ville et la scène locale, cette communauté artistique en pleine effervescence. Bientôt il lui propose de travailler avec lui. « Nous sommes vite devenu∙e∙s inséparables, au travail comme dans la vie », résume-t-il.
Ouvrir sa galerie à l’autre bout du monde, cela peut sembler surprenant quand on vient d’une famille aussi établie en France et en Europe que les Malingue. Mais Edouard n’a qu’une idée en tête depuis son enfance : découvrir le vaste monde. C’est la raison pour laquelle il s’est intéressé à ce que faisait son père : « il revenait tout le temps d’un pays lointain », sourit-il. D’abord installé à Londres où vit désormais son frère Olivier, également galeriste, Edouard a toujours été intrigué par cette île dont on parle tant au Royaume-Uni, le « port aux parfums » comme on dit en cantonais. Il évoque sa découverte de l’île en 2008 et « cette impression de se perdre dans un labyrinthe aussi inextricable que fascinant, où tout est en devenir ».

Au début des années 2010, Hong-Kong est en train de s’affirmer comme la ville-monde de l’Asie du Sud-Est, plaque tournante du commerce international dans la région. Créativité, opportunités et esprit d’entreprise y convergent. Arpentant inlassablement les ateliers, de Taiwan à Singapour, de Séoul à Chongqing, Edouard et Lorraine dénichent ces jeunes talents devenus aujourd’hui certains des plus grands noms de l’art contemporain en Asie. On citera notamment Tao Hui, Samson Young, ou encore des plasticien∙ne∙s d’origine asiatique installé∙e∙s en Europe comme le Londonien Phillip Lai ou le Berlinois Yuan Yuan. Les deux Français Eric Baudart et Fabien Mérelle font figure d’exception, dans un groupe d’une trentaine d’artistes ayant tou∙te∙s un lien avec l’Asie. « La région est en train d’écrire sa propre histoire de l’art », s’enthousiasme Edouard. « Elle a un passé glorieux, mais son expression contemporaine est en plein développement. C’est extrêmement excitant, parfois même étourdissant d’observer à quelle vitesse et comment cela se développe. »
Leur aventure n’a pas toujours été facile. La galerie a été obligée de déménager deux fois, confrontée à des loyers qui doublaient du jour au lendemain avec ce boom immobilier caractéristique de Hong Kong. Lorraine souligne la « mentalité très différente » en Asie. « À New York ou Paris, si vous montrez un excellent travail, il y a des gens que vous ne connaissez pas qui entrent en rivalité avec vous parce qu’iels le veulent pour leur collection. Ici, vous devez construire une relation au fil du temps ». Elle évoque ces collectionneur∙euse∙s qui, jusque récemment, préféraient demander conseil à une maison de vente dès qu’iels envisageaient d’acquérir de l’art contemporain. Pour que leurs artistes soient compris∙e∙s et apprécié∙e∙s à leur juste valeur, la galerie a développé une activité éditoriale digne d’un musée, avec non seulement des catalogues mais aussi un e-journal et des ressources en ligne, interviews, archives. « Nous avons d’excellentes relations avec les musées grâce à cela », se réjouit Edouard.

La galerie s’est affirmée au fil des ans par sa programmation radicale et audacieuse, comme avec l’exposition de 2013 « Sneakerotics: Further Materials for a Theory of the Young-Girl » consacrée à la scène punk féministe de Los Angeles, dans un parallèle saisissant avec certain∙e∙s artistes hongkongais∙e ∙s. Elle a aussi pris le parti courageux de représenter plusieurs de ces artistes asiatiques qui choisissent la vidéo comme forme première d’expression et qui n’étaient pas représenté∙e∙s par une galerie jusque-là, tant ce marché reste confidentiel, limité.
Outre des cinéastes-plasticiens comme Ho Tzu Nyen et Apichatpong Weerasethakul, elle a ainsi permis l’émergence d’un des artistes asiatiques aujourd’hui les plus respectés, Wong Ping. En 2016, à Art Basel Miami Beach, Edouard et Lorraine décident de consacrer l’entièreté de leur stand à ses vidéos, du jamais vu à l’époque pour une foire de cette envergure. Le bruit circule vite, bientôt tout le monde se presse pour découvrir ces dessins animés édulcorés, troublants et drôles, qui incarnent à merveille l’état d’esprit d’une société chinoise tiraillée entre tradition et hypermodernité, isolement et velléités d’indépendance. « Nous n’avons rien vendu mais sommes devenus la surprise de cette édition », se souvient Edouard. Des commissaires prestigieux∙euses, notamment du Guggenheim et du New Museum, passent sur le stand sans qu’iels s’en aperçoivent alors. L’artiste sera exposé dans les deux musées deux ans plus tard, dont une exposition monographique au New Museum, « Your Silent Neighbor ».
En 2022, la galerie change de nom et passe de « galerie Edouard Malingue » à « galerie Kiang Malingue ». « Lorraine m’a beaucoup appris ici et je voulais que ce soit cette histoire-là que raconte notre galerie ». Avec une équipe de quatorze personnes, la galerie ne cesse aujourd’hui de s’agrandir. « Notre programme est consistant, soutenu par un groupe de jeunes collectionneur∙euse∙s qui nous suivent, parce que nous ne sommes pas à la recherche de la dernière tendance du marché », estime Edouard.
La galerie a produit plus de 100 expositions depuis 13 ans, à Hong-Kong, Beijing et Shanghai, où elle a ouvert une succursale en 2016. Elle possède désormais deux espaces sur l’île, l’un dans le quartier industriel de Tinwan, qui vient de s’agrandir d’un second étage, l’autre dans celui de Wan Chai, à deux pas du Hong Kong Convention and Exhibition center. Celui-ci propose une « expérience plus intime, comme si vous entriez dans une maison », décrit Edouard. «Nous avons une cuisine, une terrasse, où nous vous invitons à boire le thé pour discuter d’art. Ce que nous apprécions le plus au monde, c’est passer du temps avec des gens ».

Kiang Malingue participera au secteur Galleries d’Art Basel Hong Kong, du 23 au 25 mars 2023.
Yann Perreau est un auteur basé à Los Angeles.
Publié le 9 mars 2023.
Légendes des images en pleine page, de haut en bas : 1. La galerie Kiang Malingue à Wanchai, design par BEAU. Avec l’aimable autorisation de BEAU. 2. Vue d’installation de l’exposition collective « Sneakerotics: Further Materials for a Theory of the Young-Girl », Kiang Malingue, Hong Kong, 2013. Avec l’aimable autorisation de Kiang Malingue. 3. Vue d’installation de l’exposition d’Apichatpong Weerasethakul « A Planet of Silence », Kiang Malingue, Hong Kong, 2023. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de Kiang Malingue. 4. Vue d’installation de l’exposition de Wong Ping « Your Silent Neighbor » au New Museum, New York, 2021. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de Kiang Malingue.