Milk (1984)

Obtenir une image nette d’un moment aussi fugace qu’une explosion n’est pas chose aisée. Pourtant, l’image Milk (1984) semble réunir tous les ingrédients de la photographie parfaite. En bas à droite, l’homme assis sur le trottoir happe immédiatement le regard : le soleil éclaire sa peau et son visage, mais aussi le mu derrière lui, et surtout sa main contenant une brique de lait, dont jaillit un jet blanc capturé avec une clarté saisissante. Lorsque Jeff Wall réalise ce cliché en 1984, nous sommes seulement sept ans après ses premiers « tableaux photographiques » tels que nous les connaissons. Tout le talent de l’artiste réside alors dans sa capacité à retranscrire cette soudaineté, laissant croire qu’il était, par pure coïncidence, là au bon endroit et au bon moment pour capturer « un phénomène si rapide qu’on ne pourrait, sans la photographie, concevoir sa forme », selon ses propres mots. 

La création de l’image a requis des conditions précises, dont la lumière puissante et naturelle d’un soleil zénithal, nécessaire pour pouvoir saisir ce moment avec le plus de vitesse et de netteté possible, mais aussi un décor architectural très structuré, dont les lignes horizontales et verticales pouvaient encadrer l’action afin d’appuyer son effet de surprise – une mise en scène frontale et très ordonnée, qui n’est pas sans rappeler l’une de ses premières œuvres célèbres, Picture for Women (1979), générant là aussi une composition tripartite à l’aide des contours des miroirs.

The Flooded Grave (1998-2000)

Alors que dans l’œuvre de Jeff Wall, les êtres humains sont souvent au premier plan, quelques exceptions existent, incitant à se concentrer plutôt sur l’incongruité du décor. C’est le cas du cimetière de The Flooded Grave (1998-2000) et surtout de son étonnante sépulture au centre du cadre : dans ce trou creusé dans la terre, on découvre, à la place du cercueil, une étendue d’eau peuplée d’anémones et d’étoiles de mer, aussi riche qu’un récif corallien. Sur la pelouse au loin, on aperçoit les tombes, les ifs, les corbeaux et deux employés du cimetière, éléments plutôt ordinaires de ce décor, qui appuient d’autant plus le caractère insolite de ce puits marin.   

Cet effet est obtenu grâce au photomontage qui, dès le début des années 1990, ouvre à Jeff Wall un nouveau champ des possibles. Ainsi cette œuvre est-elle l’assemblage de plusieurs de ses photographies, toutes réelles, puis travaillées pour se fondre les unes avec les autres – comme les couleurs de ce paysage sous-marin, ternies pour s’adapter à la grisaille environnante. Cette technique permet à l’artiste de mettre en forme les images impossibles et irrationnelles qui lui viennent parfois en tête. « J’ai imaginé ce cliché comme une hallucination fugace, qui ne durerait qu’une fraction de seconde : celle de la vie la plus élémentaire, qui persiste là où on l’attend le moins », explique le photographe –  soit dans le berceau de la mort.

After « Invisible Man » by Ralph Ellison, the Prologue (1999–2000)  

Nombre d’œuvres de Jeff Wall sont teintées d’une certaine mélancolie, sans doute incarnée par leurs personnages esseulés fuyant le regard du spectateur, comme perdus dans leurs pensées et dans ces intérieurs où ils adoptent une posture passive et désœuvrée. Dans After « Invisible Man » by Ralph Ellison, the Prologue (1999–2000), toutefois, la mélancolie portée par l’homme assis dos à l’objectif n’est pas le seul fruit de l’imaginaire du photographe, mais avant tout celui de l’écrivain Ralph Ellison et de son roman Homme invisible, pour qui chantes-tu ? (1952). En relisant ce livre, Jeff Wall a voulu recréer le domicile de son narrateur, soit la cave d’un immeuble de Harlem éclairée par des centaines d’ampoules – 1 369, pour être précis – pour que l’homme puisse y écrire son récit.   

Cette image, derrière l’illustration désolante d’une certaine misère sociale, cède aussi la place à la magie et à la fantaisie : entre la vaisselle sale, les piles de livres et le linge suspendu, le chaos anxiogène du décor s’enchante sous la lumière presque magique de cette myriade d’ampoules qui installent une atmosphère presque réconfortante. Bibliophile et écrivain lui-même, le Canadien a pris beaucoup de plaisir à reconstituer la scène telle qu’il se l’était représentée à sa lecture : « Le processus de création de cette chambre, avec son sol biscornu, sa palette de couleurs et le flux turbulent du motif des ampoules, était une entreprise sculpturale qui, à son tour, s’est apparentée à la création d’un traitement pictural très stimulant. »

Boxing (2011)    

« En intérieur, l’appareil photo paraît toujours plus présent, au point d’être intrusif », explique Jeff Wall. Des salles à manger sens dessus dessous aux chambres chaleureuses, les décors domestiques ordinaires occupent en effet un rôle majeur dans son œuvre, créant chez le∙la spectateur∙rice un sentiment immédiat de familiarité. Aménager ces décors, choisir leurs couleurs et leurs matériaux permet d’autant plus au photographe d’affirmer ses intentions visuelles et d’attirer l’attention sur la scène qui s’y déroule – comme dans le cliché Boxing (2011), où deux adolescents, torse nu, s’affrontent avec des gants de boxe dans un salon plutôt cossu.    

Transposée du ring à un environnement feutré, cette scène de combat contraste d’autant plus avec la disposition rectiligne et ordonnée des meubles d’un blanc immaculé et les lignes verticales épurées qui structurent l’image. Inspiré par le jour où, enfant, Jeff s’était battu avec son frère Steve au domicile familial en faisant attention à ne pas casser les meubles, le cliché illustre bien le concept de « presque documentaire » (near documentary) développé par l’artiste : des photographies reconstituées d’après des scènes réelles avec une telle précision qu’elles semblent prises sur le vif. 

Parent Child (2018)

Aussi préparées que soient les œuvres de Jeff Wall, celles-ci intègrent régulièrement des éléments imprévisibles et spontanés qui, en se mêlant au sujet principal, génèrent des images d’autant plus réalistes. Saisie en 2018 à Los Angeles, Parent Child (2018) en est un exemple éloquent : dans une rue ensoleillée, une fillette est allongée sur le trottoir à l’ombre d’un arbre, pendant que son père, debout, la regarde. Seul un jeune garçon se retourne et s’étonne de cette scène, pendant que les autres piétons et conducteur∙rice∙s vaquent à leurs occupations. Si leur placement dans le cadre paraît savamment étudié, les hommes et femmes photographié∙e∙s au second plan sont de véritables passant∙e∙s impliqué∙e∙s dans une image dont il∙elle∙s n’ont même pas perçu la réalisation, puisque le photographe ne dirigeait que les deux principaux∙ales protagonistes.   

Plutôt que de s’isoler du quotidien, la scène s’y intègre donc pleinement, et son auteur joue sur l’ambiguïté : peut-on vraiment parler d’une image fictionnelle si celle-ci est produite dans un espace public réel, laissé inchangé et au milieu de figurant∙e∙s qui s’ignorent tel∙le∙s ? Cette fois, par ailleurs, le photographe n’avait pas réalisé l’image d’après ses propres souvenirs, mais d’après un cliché qu’un ami photographe lui avait envoyé en lui suggérant de le recréer – conseil qu’il a suivi à la lettre.

Crédits & Légendes

Cet article fait partie d’une collaboration éditoriale avec Numéro art. Retrouvez l’article original ici

Jeff Wall est représenté par Gagosian (New York, Basel, Londres, Genève, Hong Kong, Paris, Rome).

« Jeff Wall »
jusqu’au 21 avril
Fondation Beyeler, Riehen/Bâle

Les citations de l’artiste proviennent de Jeff Wall, catalogue de l’exposition publié en version anglaise et allemande par Hatje Cantz Verlag, avec des essais de Martin Schwander et Ralph Ubl (2024).

Légende de l'image en pleine page: Jeff Wall, In front of a nightclub (détail), 2006. © Jeff Wall. Avec l'aimable autorisation de l'artiste.