En amont de l’édition bâloise d’Art Basel, nous avons rencontré trois galeristes participant à la foire — Pamela Echeverría de Labor à Mexico, Cornelia Grassi de Greengrassi à Londres, et Jeffrey Deitch de la galerie éponyme à New York et Los Angeles — pour leur poser quelques-unes des questions que nous avons toujours voulu leur adresser.
Quels sont les efforts les plus importants ou les plus difficiles que vous avez dû déployer pour conclure une vente ?
Cornelia Grassi : On ne veut pas que les gens repartent en se disant : « Mon Dieu, j’ai été forcé·e d’acheter ça. » Ce qu’on souhaite vraiment, c’est qu’ils achètent ce qui leur plaît. La question, c’est comment garder son calme quand quelqu’un dit qu’il veut quelque chose et ne vous rappelle pas. Cela arrive de plus en plus dans les foires.
Jeffrey Deitch : Parfois, les collectionneur·euse·s ont besoin d’être rassuré·e·s ; iels peuvent vouloir que des spécialistes reconnu·e·s donnent leur avis sur une œuvre. Alors, vous les mettez en relation avec un tiers ou provoquez une rencontre fortuite. Vous mobilisez plusieurs historien·ne·s de l’art. Vous leur rendez service avec l’idée d’un retour futur de leur part.
Pamela Echeverría : La conversation qui m’a le plus marquée n’est pas liée à une vente réussie, mais à une à laquelle j’ai eu la lucidité de renoncer. En 2016, pendant Art Basel à Bâle, je présentais une installation de Jorge Satorre dans le secteur Statements, un dialogue soigneusement conçu entre des objets qui formaient quelque chose de plus grand que la somme de leurs parties. Un collectionneur a proposé que si l’installation n’atteignait pas la valeur marchande espérée dans dix ans, je lui accorde par écrit l’autorisation de la démanteler et de vendre les pièces séparément. On dit dans notre monde qu’on ne peut éviter ce genre de personnes, mais je crois que notre travail n’est pas d’esquiver les conversations difficiles, c’est de débattre, de persuader ou simplement de savoir quand s’en éloigner. Cette même installation a été par la suite acquise par le CNAP en France.
Qu’attendez-vous avec le plus d’impatience à Art Basel Bâle — quelque chose que vous ne retrouverez pas dans les autres éditions de la foire ?
PE : J’attends avec impatience les plaisirs simples qui définissent cette ville : partager des saucisses et de la bière avec des ami·e·s au bord du Rhin, organiser un pique-nique près de la chapelle de Le Corbusier à Ronchamp, ces promenades nocturnes solitaires le long de la rivière où l’inspiration se déploie avec la même fluidité que l’eau.
CG : À Bâle, tout est relativement concentré, ce qui permet de visiter plusieurs fois les mêmes lieux. C’est fantastique de voir les mêmes personnes cinq jours d’affilée.
JD : Bâle est un endroit merveilleux. J’y suis allé au moins 50 fois. Chaque année, j’attends les expositions avec impatience, et contrairement à certains marchand·e·s d’art qui ne sont là que le jour d’ouverture de la foire — et ne reviennent parfois même pas après le déjeuner —, moi, j’y suis pendant toute la durée.
Au contraire, y a-t-il quelque chose que vous redoutez à Bâle ?
PE : J’ai parfois fait face à des attitudes qui nous rappellent combien il reste du travail à faire pour ouvrir les cœurs autant que les galeries. Mais je choisis de me concentrer sur la bienveillance, qui finit toujours par prendre le dessus.
CG : J’ai assisté à toutes les foires depuis 1988. Il n’y a rien que je n’aime pas.
JD : Quand j’ai quitté CitiBank pour me lancer à mon compte, j’ai perdu ma chambre à l'hôtel Trois Rois au profit d’un autre employé. Je n’ai pas réussi à trouver un autre bon hôtel pendant des années.
Doit-on s’adapter aux tendances ou s’en affranchir ?
PE : Les tendances m’ont toujours paru être des phénomènes curieux. Au moment où je les remarque, elles se dissolvent déjà dans la mémoire, et parfois ce qui paraît tendance aujourd’hui n’est qu’une reconnaissance différée du travail de pionnier·e·s resté·e·s longtemps incompris·e·s.
CG : La tendance devrait être ce qui, à titre personnel, vous inspire. Les collections les plus intéressantes sont celles où vous devez demander « Qui a fait ça ? » parce que ce n’est pas immédiatement évident.
JD : Comprendre les tendances, c’est comprendre le travail des artistes visuel·le·s. C’est précisément ce qui rend les choses si intéressantes. Il faut pour ça avoir une vision large de la culture, passée et présente. Il faut lire de la fiction nouvelle et passionnante, voir des films. C’est pour ça qu’à 72 ans je vais encore à Coachella.
Y a-t-il des tendances récentes que vous n’aimez pas ?
PE : Si je devais identifier ce à quoi je résiste, ce serait l’idée même que l’art devrait suivre les tendances plutôt que les créer.
CG : Ce qui est intéressant, ce sont les tendances qui ont été facilitées par les petits écrans — un certain type de figuration, par exemple — et comment les choses qui ne fonctionnent pas sur les petits écrans ont été complètement marginalisées. Il est très difficile de regarder certaines sculptures sur de petits écrans, et vous ne pouvez pas regarder de films.
JD : Certaines personnes répondraient « le marché de l’art », et elles auraient peut-être raison. Évidemment, j’utilise le marché de l’art comme une structure pour promouvoir l’art qui m’intéresse. Mais il faut résister à la financiarisation qui consiste à faire de l’art juste pour les foires d’art ou facilement stockable pour les investisseur·euse·s. En comparaison avec l’art des années 1970 dont je m’entourais, l’art contemporain a perdu une part de sa radicalité.
Avez-vous déjà jugé trop vite un·e client·e potentiel·le, pour finalement réaliser que vous aviez eu tort ?
CG : Tout le temps. C’est ce qui rend ce métier si intéressant. Quelqu’un en qui vous pensez vraiment pouvoir avoir confiance peut vous faire faux bond, ou quelqu’un qui semble vraiment désagréable peut se révéler fantastique. Les relations peuvent rapidement évoluer, des distances se créer, mais si le courant passe bien avec quelqu’un, profitez-en, sans trop en faire.
JD : J’ai commencé à une époque où presque tous les collectionneur·euse·s avaient plus de 50 ans, la plupart plus de 60 ans. Alors, quand nous avons commencé à exposer des artistes comme Barry McGee dans les années 1990, ce fut une révélation : de jeunes gens entraient dans la galerie sur leurs skateboards, et il s’est avéré qu’iels étaient acheteur·euse·s. La clientèle a vraiment changé. J’ai appris très tôt que les collectionneur·euse·s ne sont pas nécessairement des gens en costume ou tailleur sur mesure, et je sais qu’iels s’intéressent à l’art plus qu’à tout autre chose. Désormais, un certain nombre constituent principalement leur collection en ligne.
PE : J’ai appris que les premières impressions dans cette industrie sont à peu près aussi fiables que les prévisions météorologiques — parfois brillamment exactes, parfois spectaculairement à côté de la plaque. Ce qui est précieux avec le vrai discernement, c’est qu’il permet des échanges sincères. Le monde de l’art, est après tout un petit cercle.
Y a-t-il des erreurs qui vous ont laissé un souvenir marquant et que vous voudriez éviter aux futur·e·s galeristes ? Y a-t-il des illusions tenaces sur le monde de l’art que vous aimeriez déconstruire ?
PE : Protégez votre propre esprit tout en défendant les autres. Quand vous protégez votre propre bien-être, vous créez de meilleures conditions pour que chacun·e s’épanouisse.
JD : Vos relations avec vos collègues sont très importantes. Pour les galeries qui partagent des artistes, n’hésitez pas à vous présenter vos client·e·s respectif·ve·s. Le bon modèle, c’est de se rassembler plutôt que de se faire concurrence.
CG : Évitez de vous engager avec trop d’artistes d’un coup, et choisissez-les pour des raisons qui vont au-delà de leur succès apparent. Il y a ce sentiment que les gens devraient gagner de l’argent sur ce qui est censé être un bon investissement, mais acheter, à mon avis, c’est soutenir quelqu’un que vous trouvez intéressant pour lui permettre de se lancer dans sa prochaine création. Vous êtes fasciné·e par la façon dont iel fait ce qu’il fait, et comment cela évoluera dans cinq, dix, quinze ans.
Janelle Zara est une auteure indépendante spécialisée dans l’art et l’architecture. Elle est l’auteure de Masters at Work: Becoming an Architect (2019). Elle vit actuellement à Los Angeles.
Image du haut : le stand de Jeffrey Deitch à Art Basel à Bâle en 2021.