Evan Moffitt

Les animes angoissés de Julien Ceccaldi

Inspiré par la culture manga, l'artiste nous transporte dans un monde étrange mêlant conte de fées et culture millenial

Sur les hauteurs luxuriantes de Malibu, en Californie, plus vertes encore après l’averse hivernale qui vient de s’abattre, un type maigre comme un clou vient de mouiller son pantalon. Nous sommes en janvier 2016, et le personnage imaginé par l’artiste Julien Ceccaldi nous accueille avec un large sourire à l’entrée de Paramount Ranch – un décor de ville de western, avec son saloon : il est tellement excité qu’il en fait dans son froc. Julien Ceccaldi a dessiné cet avatar cartoonesque pour la Paramount Ranch Art Fair, à l’occasion de la troisième et dernière édition de ce salon d’art contemporain : l’année d’après, l’endroit allait être ravagé par un catastrophique incendie. Une fin dramatique tout à fait appropriée pour un anime… Mais, telle une goule, le personnage décharné imaginé par l’illustrateur a survécu. Avec ses côtes saillantes, ses longs cheveux filasses et son front dégarni, il continue à apparaître dans les tableaux, les dessins ou les sculptures de l’artiste, et même sur des produits dérivés – souvent malheureux en amour, et toujours un peu paumé. Rescapé masochiste, il enchaîne les peines de cœur et s’y précipite tête baissée.

Julien Ceccaldi s’est d’abord fait connaître à l’international pour un tout autre genre de comédie burlesque : les filles baraquées à la mâchoire taillée à la serpe et les garçons lubriques à figure de cochon de sa bande dessinée Less Than Dust (2014), qui ont fait la couverture du numéro d’été d’Artforum cette même année. D’après l’artiste, ces personnages au trait net et aux couleurs vives, avec leurs yeux surdimensionnés et leur bouche minuscule évoquant les mangas japonais sont des « filles musclées qui ont l’air d’avoir tout pour elles, sauf qu’en fait, non ». Plus elles paraissent dures et fortes, plus leur confiance en elles est anémiée. 

Prises au piège d’un cercle vicieux d’amour non réciproque et de cures de shopping, les personnages de Julien Ceccaldi sont éternellement à cran, et le moindre signe qui leur rappelle leur ex ou un message laissé sans réponse peut leur faire péter les plombs. On pourrait s’identifier à elles en tant que lecteur, mais ces femmes aux traits exagérés magnifient ces angoisses de millenials jusqu’à les rendre tellement absurdes qu’on ne peut s’empêcher d’en rire.

Couvertures de deux livres de Julien Ceccaldi: Less Than Dust (2014) et Human Furniture (2017). Avec l’aimable autorisation de l’artiste.
Couvertures de deux livres de Julien Ceccaldi: Less Than Dust (2014) et Human Furniture (2017). Avec l’aimable autorisation de l’artiste.

Julien Ceccaldi est originaire de Montréal, au Canada, où son éternelle obsession pour l’animation japonaise a vu le jour. À 5 ans, il est tombé amoureux de Blondine au pays de l’arc-en-ciel (1984-1986), la série télé produite par Hallmark Cards avec des illustrateur∙ice∙s japonais∙es. À l’époque, les coproductions nipponnes avaient le vent en poupe en Europe et en Amérique du Nord, tandis que l’influence de l’anime se développait dans le sillage de l’engouement mondial pour les jeux vidéo. Julien Ceccaldi dévorait les séries de dessins animés japonais diffusées à la télé québécoise, comme Sally la petite sorcière (1966-1967) ou Les Mystérieuses cités d’or (1982-1983). Il s’est pris de passion pour les princesses Disney et s’est mis à les dessiner, avant de passer à ses personnages d'animes préférés. 

À 7 ans, Julien Ceccaldi a déménagé à Senlis, en France, une ville médiévale avec son vieux château et sa cathédrale gothique. Fort possible qu'il se soit senti transporté dans un de ces dessins animés fantastiques. À la salle d’arcade du coin, il a appris à jouer aux jeux vidéo comme Sonic Street Fighter ou Final Fantasy, et a approfondi sa connaissance du manga en lisant Spotlight, un magazine de jeux vidéo. À la télé française, l’émission jeunesse hebdomadaire Club Dorothée (1987-1997) mélangeait les sitcoms à l’américaine et les dessins animés japonais, comme Dragon Ball Z, Sailor Moon et Maison Ikkoku (Juliette, je t’aime). Les animes et les mangas étaient à la fois plus fantaisistes et plus honnêtes dans leurs représentations des travers humains que les programmes occidentaux : ils n’avaient pas peur de montrer le sexe ou la mort.

Dix ans plus tard, Julien Ceccaldi avait perfectionné un style de dessin inspiré du manga, mais n’imaginait pas pouvoir l’intégrer à une pratique artistique au sens classique. Jusqu’au jour où il a découvert le travail des artistes du mouvement d’art contemporain Superflat, Takashi Murakami et Yoshitomo Nara. My Lonesome Cowboy (1998) de Murakami, une sculpture grandeur nature représentant un personnage masculin qui ressemble à Goku de Dragon Ball Z et qui fait joyeusement tournoyer un lasso constitué de son propre sperme était la preuve que l’anime pouvait alimenter un nouveau genre de pop art. Ceccaldi se souvient que œuvre était « originale aussi bien qu’un hommage, parce qu’elle existait pour elle-même, et non comme le prolongement d’une marque ou d’un univers narratif ». Inspiré, l'artiste s’est inscrit à l’université Concordia de Montréal pour étudier les beaux-arts et s’est fait embaucher chez Drawn & Quartely, la boutique du principal éditeur canadien de bande dessinée.

Œuvres de Julien Ceccaldi, avec l'aimable permission de l'artiste et de Gaga. À gauche: Girly Bedroom, 2022. Photographie de Paul Levack. À droite: Guest Coming Over, 2019. Photographie de Omar Olguin.
Œuvres de Julien Ceccaldi, avec l'aimable permission de l'artiste et de Gaga. À gauche: Girly Bedroom, 2022. Photographie de Paul Levack. À droite: Guest Coming Over, 2019. Photographie de Omar Olguin.
Œuvres de Julien Ceccaldi, avec l'aimable permission de l'artiste et de Gaga. À gauche: Francis From the Back, 2022. Photographie de Paul Levack. À droite: Red Light District, 2019. Photographie de Omar Olguin.
Œuvres de Julien Ceccaldi, avec l'aimable permission de l'artiste et de Gaga. À gauche: Francis From the Back, 2022. Photographie de Paul Levack. À droite: Red Light District, 2019. Photographie de Omar Olguin.

L'essentiel de la production de Ceccaldi, à l’époque comme aujourd’hui, n’offre pas de narration pleinement lisible. Des cases parallèles ou superposées dans un même dessin peuvent suggérer une forme de simultanéité, comme dans le manga ou la peinture médiévale, mais sans texte, il n’est pas toujours aisé de reconstituer le puzzle. C’est volontaire. L'artiste manipule ses scènes de manière à renforcer leur surréalisme et à augmenter leur intensité émotionnelle. D’importants décalages de taille entre les personnages accentuent le déséquilibre de pouvoir entre eux : dans plusieurs œuvres, son fantôme gringalet, réduit au format lilliputien, s’accroche pathétiquement au biceps saillant d’une brute épaisse couverte de sueur. « J’ajoute toujours un aspect de distorsion ou de stop motion qu’on ne peut obtenir que par le dessin ou la peinture, et qui ne serait pas possible avec la photo », explique l’artiste.

Le simplet maigrichon de Paramount Ranch se démultiplie régulièrement à travers une même image dans les dessins et tableaux de Julien Ceccaldi, comme pour souligner un sentiment de désespoir sexuel. Regardez-le, par exemple, en train de mater les gros balèzes dans la toile homoérotique Pompeii Bathhouse (2017). Il se cache derrière une caisse enregistreuse dans An Obnoxious Customer (2021), dont la figure tutélaire, un client bodybuildé au teint rose bonbon et au pif canin tout à fait phallique, l’arrose grossièrement de cartes de crédit. Dans la BD semi-autobiographique de Julien Ceccaldi, Human Furniture (2017), le personnage s’appelle Francis et bave devant son ex, Simon, un étalon qu’il croise par hasard dans une boîte à l'ambiance torride, où ses « larmes roulent sur les pectoraux musculeux [de Simon] ». 

Francis s’inspire en partie d’un personnage du roman graphique Je ne t’ai jamais aimé de Chester Brown, paru en 1994, qu’il avait déniché chez Drawn & Quarterly. Il y a aussi quelque chose du personnage Riff Raff de The Rocky Horror Picture Show (1975). Mais Julien Ceccaldi était également intrigué par les gros costauds « bad boys » de l’émission de téléréalité Tool Academy, diffusée en 2009-2010 : invités à faire leur autoportrait, ils se représentaient en avortons, vulnérables à l’intérieur. Dans le monde de l’artiste, comme dans le nôtre, les apparences peuvent être trompeuses.

Œuvres de Julien Ceccaldi. À gauche: An Obnoxious Customer, 2021. Avec l'aimable permission de l'artiste et de Lomex. À droite: Closet Under the Stairs, 2019. Photographie de Omar Olguin. Avec l'aimable permission de l'artiste et de Gaga.
Œuvres de Julien Ceccaldi. À gauche: An Obnoxious Customer, 2021. Avec l'aimable permission de l'artiste et de Lomex. À droite: Closet Under the Stairs, 2019. Photographie de Omar Olguin. Avec l'aimable permission de l'artiste et de Gaga.

C’est là un thème central des contes de fées européens, que Ceccaldi a récemment adaptés dans ses toiles inspirées du manga, où la découverte de Senlis vient remplacer Tokyo. Les personnages se muent en insectes dans des tableaux évoquant les frères Grimm. Lors de l’exposition présentée par l’artiste en 2019 à la galerie Gaga, à Mexico, un tableau (ainsi qu’un punching ball sur lequel il a peint) représente Francis en araignée, suspendu au-dessus de l’entrejambe exagérément grossi d’un culturiste. Dans un autre, on le voit fendre l’air en direction d’un flamboyant château bavarois. Dans l’esprit du surréalisme européen, les distorsions imaginées par Julien Ceccaldi insufflent de l’étrangeté aux objets familiers. Dans encore une autre peinture, par exemple, un personnage à la Francis, de couleur violette, découpe un iPhone comme une tranche de gâteau.

Dans certaines œuvres, il ne reste plus de Francis qu’un tas d’os : Teenager for Dinner (2018), par exemple, montre un squelette affublé d’un nœud de princesse en train d’enrouler des cheveux autour de sa fourchette, comme si c’étaient des spaghettis. La mèche appartient à un personnage vert et léthargique – un avatar, selon l’artiste, de Hans Christian Andersen, qui, d’après la légende, serait mort encore vierge et tout excité. « Les squelettes vivants sont une version plus extrême encore du personnage du gringalet », explique-t-il, une incarnation de « ce qui se passe si on ne fait rien, et qu’on laisse filer sa vie ».

Ils apparaissaient sous forme de sculptures grandeur nature à l’occasion de son exposition « Centuries Old » à la galerie Lomex en 2021 à New York, où Marie-Claude (2021), squelette macabre à crinière verte et vêtu d’une robe de princesse victorienne, tenait un sac à main en forme de réveille-matin, comme pour insister sur le temps écoulé. Non loin de là, une œuvre composée d’impression numériques dans un caisson lumineux, intituléé Haul from Hell (2021), imagine cette scène sous forme de vitrail de cathédrale gothique : Marie-Claude brûlant dans les flammes de l’enfer, en perdition avec son sac de shopping.

À gauche: Julien Ceccaldi, Teenager for Dinner, 2018. Photographie de Mario Miron. Avec l'aimable permission de l'artiste et de Gaga. À droite: Vue de l'exposition « Centuries Old » de Julien Ceccaldi à la galerie Lomex, New York, octobre 2021. Avec l'aimable permission de l'artiste et de Lomex.
À gauche: Julien Ceccaldi, Teenager for Dinner, 2018. Photographie de Mario Miron. Avec l'aimable permission de l'artiste et de Gaga. À droite: Vue de l'exposition « Centuries Old » de Julien Ceccaldi à la galerie Lomex, New York, octobre 2021. Avec l'aimable permission de l'artiste et de Lomex.
Vue de l'exposition « Centuries Old » de Julien Ceccaldi à la galerie Lomex, New York, octobre 2021. Avec l'aimable permission de l'artiste et de Lomex.
Vue de l'exposition « Centuries Old » de Julien Ceccaldi à la galerie Lomex, New York, octobre 2021. Avec l'aimable permission de l'artiste et de Lomex.

Chez les personnages de Julien Ceccaldi, les textos et le shopping sont source de drames ancrés dans l’époque, mettant en lumière notre passivité collective au temps du capitalisme tardif. Il paraît donc tout naturel de voir leurs silhouettes agrémenter désormais tee-shirts, jeans et autres produits dérivés hautement désirables. Ses représentations satiriques de la société de consommation circulent désormais sous la forme de marchandises ironiques. La boucle est bouclée, depuis la première rencontre de l'artiste avec le manga et Superflat : désormais, ses œuvres non narratives existent doublement en tant que marque, court-circuitant le flux des contenus de la « haute » culture vers les médias de masse. 

« En peignant à l’intérieur des lignes et en posant les couleurs en aplats plus ou moins nets – comme quand on dessine sur une toile –, je peux décliner ma technique sur n’importe quel médium », explique-t-il. Le résultat est un syncrétisme unique qui navigue entre Orient et Occident aussi facilement qu’il passe d’une forme à l’autre. Après tout, les angoisses contemporaines ne connaissent pas de frontières. Nous avons tous en nous un Francis qui fait dans se fait dessus.


Julien Ceccaldi est représenté par Gaga (Mexico City et Los Angeles) et Jenny’s (New York). Ses travaux sont actuellement inclus dans l'exposition « Barbe à Papa » au CAPC - musée d'art contemporain de Bordeaux. L'artiste participera également à « L'Almanach 23 », exposition qui ouvrira ses portes le 10 mars 2023 au Consortium de Dijon.

Evan Moffitt est un auteur, éditeur, et critique basé à New York.

Traduction française: Marguerite Capelle.

Publié le 16 janvier 2023.

Légendes pour images plein écran : œuvres de Julien Ceccaldi, avec l'aimable autorisation de l'artiste et de Gaga. 1. Violet Bedsheets (détail), 2022. 2. Titre inconnu. 3. Out the Window Towards the Bavarian Castle (détail), 2019. 4. Pompeii Bathhouse (détail), 2017. Crawling Over A Guy (détail), 2019. 

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