En mars 2015, deux hommes armés pénétraient dans l’enceinte du musée national du Bardo à Tunis – notamment célèbre pour être l’unique palais ottoman à abriter une représentation de Virgile, et où sommeille une extraordinaire collection de mosaïques romaines. Alors que des touristes descendaient du bus, les terroristes ouvraient le feu sur le parking. Certain∙e∙s des visiteur∙euse∙s sont remonté∙e∙s précipitamment dans le véhicule ; d’autres se sont retranché∙e∙s dans le musée, où iels sont resté∙e∙s terré∙e∙s pendant trois heures. Plus de 20 personnes ont finalement été tuées, provoquant un changement radical de narratif autour de la Tunisie, qui voit alors la ferveur post-printemps arabe de décembre 2010 – et les perspectives de changement qu’il portait – balayées, laissant place à une ville victime du terrorisme religieux.
Deux mois plus tard, la Fondation Kamel Lazaar (KLF), créée en 2005 par le banquier et philantropiste Kamel Lazaar, organisait au sein du Bardo la troisième édition de Jaou Tunis, une manifestation biennale d’expositions, de conférences et de performances. Les participant∙e∙s décrivaient alors un esprit de résistance, une détermination à ne pas laisser le paysage culturel tunisien être contraint par la violence. Des artistes et des penseur∙euse∙s du monde arabe – parmi lesquels Hiwa K, Sultan Sooud Al-Qassemi et Slavs and Tatars – se réunissaient pour questionner le rôle de l’art dans un monde marqué par les conflits, et célébrer la diversité des mosaïques et des sculptures anciennes qui témoignent de la multiplicité des influences ayant fait l’histoire de la Tunisie.

Depuis sa création, la KLF est devenu un acteur clé dans la région à travers son soutien à la création artistique arabe ; elle possède l’une des collections majeures du Maghreb, qui comprend notamment des œuvres d’Etel Adnan, de Farid Belkahia, de Lawrence Abu Hamdan et de Walid Raad. Sous la direction de Lina Lazaar, fille de Kamel, la Fondation s’est tournée vers l’art contemporain, ce qui lui a permis de développer un réseau international et un discours critique, tout en s’adaptant aux différents contextes socio-politiques à Tunis et au-delà.
La sixième édition de Jaou Tunis, « Le corps dans tous ses états », organisée du 6 au 20 octobre 2022, voit la KLF répondre à la dégradation de la situation économique et politique du pays. À travers la ville, l’exposition « Notre temps, même en rêves » associe les photographies de plus de 100 artistes, parmi lesquel∙le∙s Joiri Minaya, Mouna Karray et Athi-Patra Ruga, présenté∙e∙s sur des panneaux d’affichage publics et organisée par Karim Sultan. « A Wake-Up Song, Mr President », une exposition pop-up organisée sous le commissariat d’Andrea Bellini, directeur de la Biennale de l’image en mouvement (BIM) à Genève, et de Lina Lazaar, présente une sélection d’œuvres réalisées ces 10 dernières années à la BIM. Elles sont exposées au sein du palais Abdellia, un lieu historique, datant du 16e siècle situé dans le quartier de La Marsa. L’exposition réunit notamment les travaux de Hannah Black et de Mandy Harris Williams. « Que pouvons-nous apprendre et désapprendre lorsque nous discutons ensemble ? » est un symposium dirigé par Stephanie Bailey, ex-rédactrice en chef de la plateforme en ligne pour la culture visuelle Ibraaz initiée par la KLF et aujourd’hui chez Art Basel. Parmi les intervenant∙e∙s : le conservateur Simon Njami, des membres de la radio en ligne transnationale Radio Alhara, les universitaires Joan Kee et Dr Huda Tayob, et les artistes Evan Ifekoya, Musquiqui Chihying, Gabrielle Goliath, Ho Tzu Nyen, Khookha McQueer, Hito Steyerl et The Otolith Group.


« S’il y a un thème – latent –, il renvoie à l’agency, à notre capacité à réaliser ce qui nous tient à cœur du mieux possible, que ce soit à Djeddah, après les attentats du Bardo ou à l’occasion de la dernière édition de Jaou Tunis, où nous avons invité quatre curateurs – Myriam Ben Salah, Amel Ben Attia, Khadija Hamdi-Soussi et Aziza Harmel – à mettre en avant les artistes qui les inspirent », déclare Lina Lazaar. « Cette édition de Jaou Tunis, notamment à travers l’exposition présentée sur les panneaux publicitaires, vise à reconquérir l’espace public dans une période où l’horizon se rétrécit pour les Tunisien∙ne∙s – nombre d’entre iels seraient aujourd’hui prêt∙e∙s à voler ou à s’endetter pour quitter le pays. Ces œuvres peuvent ouvrir une fenêtre sur différents mondes, ce qui est quelque chose d’assez puissant. Les gens évoquent souvent l’incapacité de la jeunesse arabe à rêver au-delà des États-Unis et de l’Occident – et en ce moment, les situations de ces régions ne sont pas meilleures. Nous voulions dépasser les frontières du monde arabe, voire de l’Occident. »
Lina Lazaar est née en Arabie saoudite et a grandi à Genève, où son père, Kamel Lazaar, était le fondateur de Swicorp, l’une des premières banques d’investissement de la région MENA. Elle a étudié à la London School of Economics et, restée à Londres, a travaillé en tant que spécialiste pour Sotheby’s. Au milieu des années 2010, Lina Lazaar est retournée en Arabie saoudite pour vivre à Djeddah. C’est là qu’elle a commencé à questionner l’impact public du mécénat artistique et, en particulier au Moyen-Orient, la manière dont la scène artistique peut contribuer à façonner l’image qu’un pays a de lui-même, tant à l’échelle internationale que nationale. À l’époque, l’Arabie saoudite amorçait un virage culturel favorisé par les récentes réformes du prince héritier Mohammed ben Salmane. Lina Lazaar était alors associée à certaines des institutions majeures du royaume. Elle a participé à l’organisation de la première Jeddah Art Week, en 2013 et, pour sa deuxième édition, a organisé l’exposition « Kaikaibang Jeddah ! » – uns de ses projets les plus intéressants, sans que celui-ci soit très connu.


« Kakaibang Jeddah ! », le slogan officieux de cette ville libérale, signifie « Djeddah est différente » en tagalog, une langue philippine. Lina Lazaar a organisé l’exposition dans le contexte du développement de la « politique de saoudisation », – à savoir, des quotas imposés par le gouvernement aux entreprises visant à favoriser l’emploi des ressortissant∙e∙s saoudien∙ne∙s, ce qui a provoqué le départ de nombreux∙ses travailleur∙euse∙s étranger∙ère∙s. Lina Lazaar a ainsi donné des appareils photo à 15 résident∙e∙s philippin∙e∙s et leur a demandé de documenter leur quotidien, ce qu’iels voyaient autour d’iels. Présentées dans la salle d’exposition Al Furusiya de l’hôtel Park Hyatt, les images ont été intégrées à un cycle ayant notamment accueilli des expositions personnelles de Maha Malluh et Wasma Mansour. Cette fenêtre ouverte sur la vie des travailleur∙euse∙s domestiques à l’étranger, jusqu’alors peu documentée, a permis une remise en question des normes de représentation dans un paysage artistique encore très nationaliste.


En parallèle, Lina Lazaar dirigeait Ibraaz avec Anthony Downey et Coline Milliard. Active de 2011 à 2017, c’était l’une des rares plateformes dédiées à l’art et à la culture au Moyen-Orient. En 2013, une édition de la Jeddah Art Week voit le jour en Tunisie, adaptant les initiales JAW en Jaou. Celle-ci est, depuis, devenue une exposition biennale qui se déploie à travers toute la ville, ouvrant un espace pour le développement de pratiques et de discours artistiques contemporains, et portée par une volonté de repousser les limites. En raison du manque de financement et d’infrastructures publiques dédiés à l’art et à la culture, la KLF a, au fil du temps, développé son activité et occupe aujourd’hui une place majeure sur la scène tunisienne, offrant de nouvelles opportunités de développement, d’expression et d’échanges artistiques. En 2019, la Fondation a créé la station d’art B7L9, un lieu artistique expérimental situé à La Marsa – quartier rural et défavorisé de Tunis –, où est mené toute l’année un programme transdisciplinaire à l’accès gratuit.
Lina Lazaar n’a pas uniquement abordé des questions polémiques à Djeddah : elle a tenu cette ligne en Tunisie, son pays d’origine. « L’art joue un rôle important dans le monde arabe », souligne-t-elle. « L’urgence est plus importante ici qu’ailleurs. » Plus récemment, la KLF a ainsi produit Flagranti, une pièce écrite par la dramaturge et metteure en scène Essia Jaïbi, qui remet en question la stigmatisation sociale entourant le genre et la fluidité sexuelle. Ce projet est une première, les questions LGBTQI+ n’ayant pas, jusqu’à présent, été abordées dans le théâtre tunisien – un témoignage supplémentaire de l’engagement durable de la KLF en faveur de l’expression créative.
Melissa Gronlund est une auteure basée à Londres.
Traduction française : Henri Robert