Dans l’univers des arts, certaines alliances dépassent la collaboration professionnelle pour atteindre un territoire où complicité et vision partagée engendrent des propositions qui défient l’attendu. À l’instar des tandems mythiques que formèrent, par exemple, Fred Astaire et Ginger Rogers ou Bob Fosse et Liza Minnelli, l’association entre l’artiste iconoclaste Maurizio Cattelan et la commissaire d’exposition et directrice d’institution Chiara Parisi incarne cette alchimie créative qui ne cesse de redessiner les conventions.
Leur première rencontre est entourée d’un halo de mystère. Maurizio Cattelan en garde l’image d’« une apparition : une silhouette vêtue de blanc, gracieuse et souriante, dans le jardin de la Villa Médicis, au milieu des années 1990 ». Dans la mémoire de Chiara Parisi, ce moment prend une teinte tout à fait différente : « C’était dans les années 1990, à Milan, lors du vernissage d’une exposition qui n’était pas la sienne. Son nom circulait déjà, et l’atmosphère était tendue. Puis Maurizio est arrivé, avec une étrange assurance, presque désarmante, que seules les personnes profondément empathiques possèdent. »
Les fragments de souvenirs s’assemblent comme un puzzle fascinant. « La première fois que je lui ai vraiment parlé, c’était à Rome. Je l’imaginais comme Raphaël, avec des mains énigmatiques », poursuit-elle. « Il cherchait une piscine, la serviette déjà autour du cou. Je me suis dit : il doit être optimiste. ». Puis survient cette image prémonitoire : « Un soir, j’étais avec Gabriel Orozco dans ma Renault 4, conduisant de la Trinité-des-Monts à l’Aventin. Maurizio était déjà là. Il semblait absorbé et légèrement sur ses gardes. Je ne pouvais pas dire si c’était à cause des gens ou des ruines. Il semblait innocent. Et j’ai pensé : un jour, ses œuvres devront le protéger. »
L’ascension de Chiara Parisi dans le paysage muséal s’amorce en 2004, lorsqu’elle prend la direction du Centre international d’art et du paysage de l’île de Vassivière (CIAPV). Elle s’impose comme une figure majeure de la scène hexagonale en 2011, en orchestrant les programmes culturels de la Monnaie de Paris, où elle insuffle une nouvelle énergie dans un écrin chargé de cinq siècles d’histoire. Il suffit de rappeler l’audace radicale de l’exposition « Chocolate Factory » de Paul McCarthy, présentée en 2014 simultanément à l’installation de sa sculpture monumentale Tree place Vendôme : un projet qui restera dans les annales de l’art contemporain. Maurizio Cattelan, quant à lui, se distingue par un parcours atypique et autodidacte. Sa notoriété internationale s’affirme dès les années 1990, avec des pièces devenues emblématiques comme La Nona Ora (1999), représentant le pape Jean-Paul II terrassé par une météorite, ou Him (2001), figure d’Hitler agenouillé en prière.
Leur rencontre sera le début d’une grande aventure. Elle se matérialise aux yeux du public en 2017, lorsque Chiara Parisi convie Maurizio Cattelan à la Monnaie pour une exposition fondamentale dans son parcours, « Not Afraid of Love ». L’artiste, qui avait pourtant annoncé formellement sa retraite en 2011 avec sa légendaire rétrospective au Musée Solomon R. Guggenheim à New York – où la totalité de ses œuvres étaient suspendues au plafond de la rotonde, métaphore vertigineuse d’un monde de l’art en lévitation permanente –, marque ainsi son retour inattendu dans un musée.
« Travailler avec Maurizio, c’est comme un tango, dansé tout en déséquilibre du centre de gravité : lentement, on trouve l'équilibre entre confiance et imprévisibilité. Nous travaillons en cherchant un langage commun à travers d’interminables dialogues, l’ironie et une écoute sincère », confie Chiara Parisi.
Directrice du Centre Pompidou-Metz depuis 2019, elle y invite régulièrement Maurizio Cattelan. Celui-ci précise : « Nous nous sommes retrouvé·e·s immédiatement, elle avec son énergie volcanique, moi avec ma capacité à rester un pas en retrait mais toujours prêt à trébucher sur quelque chose. Nous avons de longues conversations téléphoniques, à mi-chemin entre séances de brainstorming et thérapie – un flux continu d’idées, de doutes, d’illuminations et de confidences. Nous utilisons nos compétences comme des instruments désaccordés, essayant de jouer une dissonance harmonique qui fonctionnerait dans le chaos. »
En 2024, leur complicité trouve un terrain d’expression inattendu. Le Vatican confie à Chiara Parisi, en collaboration avec Bruno Racine, directeur de Palazzo Grassi - Punta della Dogana, la direction artistique de son pavillon pour la Biennale de Venise, abrité dans l’ancienne chapelle Santa Maria Maddalena delle Convertite Spagnole à la Giudecca et aujourd’hui transformée en prison pour femmes. Sans hésitation, elle invite Maurizio Cattelan à exposer, collée sur la façade de la chapelle, une photographie géante de ses pieds, Father (2021), œuvre qui s’inscrit dans une réflexion sur la transcendance. « J’ai abordé ce projet en étant consciente que nous travaillions sur un terrain fragile et très puissant. Nous avons choisi de marcher sur le fil, évitant les certitudes pour laisser la place au doute. C’était aussi un défi personnel : comprendre comment un lieu si chargé d’histoire pouvait s’ouvrir à un récit plus ouvert et plus humain », se souvient-elle.
Leur dernière proposition en date, « Dimanche Sans Fin. Maurizio Cattelan et la collection du Centre Pompidou », programmée jusqu’au 2 février 2027 au Centre Pompidou-Metz, promet de repousser encore les frontières de l’expérience muséale. Conçue pour célébrer les 15 ans de l’institution, l’exposition réunit plus de 400 œuvres issues des collections nationales, qui dialoguent avec des pièces emblématiques de l’artiste. Le parcours, construit comme un abécédaire, propose 27 sections thématiques où l’on croise l’iconique L.O.V.E. (2010) de Maurizio Cattelan, sculpture monumentale d’une main dont tous les doigts sont coupés à l’exception du majeur, son Felix (2001), squelette géant de chat, ou la très célèbre banane scotchée au mur Comedian (2019), en dialogue avec des œuvres historiques comme Le Bal Bullier de Sonia Delaunay (1913) ou Mur de l’atelier d’André Breton, présenté pour la première fois hors de Paris.
« Je voulais une exposition qu’on ne puisse pas traverser à la hâte, qui soit une expérience à habiter. Je voulais une exposition qui fasse tomber amoureux·se – sans réponses faciles et avec beaucoup de questions ouvertes », avance la commissaire. L’artiste, lui, insiste sur la dimension intime du projet : « J’aimerais qu’il laisse quelque chose sur chaque personne, comme le sable après une journée à la plage : agaçant mais rappelant que l’on a été dans un lieu où le temps s’est arrêté. J’aimerais qu’après avoir visité l’exposition, ceux·celles qui partent se sentent un peu en suspens, comme lors de ces dimanches après-midi où rien ne se passe, et où pourtant on sent que tout pourrait changer. »
L’ambition du duo ne s’arrête pas aux expositions. Le projet « École sans toit ni mur » au Centre Pompidou-Metz, conçu comme un laboratoire pédagogique expérimental, témoigne d’une volonté de repenser la transmission artistique. Inaugurée pour l’année scolaire 2024-2025, l’école accueille sa première promotion avec Maurizio Cattelan comme passeur d’exception et rassemble des collégien·ne·s autour de disciplines aussi diverses que l’esthétique, la biologie, la poétique ou la métaphysique. Pourtant, pour l’artiste, l’école était « un supplice sans fin et le dimanche était le jour où je pouvais enfin respirer ». Interrogée sur les raisons d’installer une école dans un musée, Chiara Parisi affirme : « L’apprentissage ne devrait jamais être séparé de la vie. Le musée n’est pas un temple, c’est un organisme vivant. Et l’école est son pouls. Implanter une école à l’intérieur d’un musée, c’est rejeter l’idée que la culture est quelque chose à contempler en silence. C’est un geste à la fois politique et poétique : redonner aux nouvelles générations l’espace de l’imagination, au milieu de l’art, où tout peut encore être pensé pour la première fois. »
À observer l’ensemble de leurs projets, on comprend la dynamique qui anime ce tandem explosif. Doté·e·s d’une connaissance encyclopédique de l’histoire de l’art, il·elle·s n’hésitent pas à bousculer les cadres institutionnels. Reconnu·e·s comme des esprits libres, il·elle·s démontrent également une compréhension profonde des mécanismes culturels. « Nous préférons penser le musée comme un espace où la mémoire et la vie s’entremêlent, où le présent réactive constamment le passé. L’art est une façon de troubler la surface de l’eau quand elle est trop calme et ne reflète que le ciel », concluent-il·elle·s à l’unisson.
Maurizio Cattelan est représenté par Gagosian (New York, Bâle, Londres, Hong Kong, Paris, Rome), Massimodecarlo (Milan, Hong Kong, Londres, Paris), Perrotin (Paris, Hong Kong, Londres, Los Angeles, New York, Séoul, Shanghai, Tokyo) et Marian Goodman Gallery (New York, Los Angeles, Paris).
« Dimanche Sans Fin. Maurizio Cattelan et la collection du Centre Pompidou »
Centre Pompidou-Metz
Jusqu'au 2 février 2027
Patrick Steffen est Senior Editor, France d'Art Basel. Il est basé à Paris.
Légende de l'image d'en-tête : Maurizio Cattelan à Metz, 2025. Photographie de Louis Canadas pour Art Basel.
Publié le 14 mai 2025.