« Le principe du festival Move explore le corps contemporain en tant qu’objet de pensée, traversé par un flux de questionnements autour du genre, de la sexualité ou de la post-colonialité », affirme Caroline Ferreira, directrice artistique de cette manifestation qui a ouvert une brèche indispensable dans la programmation du Centre Pompidou.

Depuis sa création en 2017, le festival Move a su proposer une politique du corps en tant que champ de bataille d’où émergent des pratiques artistiques situées. Il y a eu des éditions sur le corps « amateur », ouvrant une réflexion sur le validisme ou l’âgisme et sur le « corps critique », autour des résistances aux rapports de domination, en passant par des propositions sur la mémoire du corps, la vulnérabilité, le soin, l’intimité ou le rôle des communautés.

Teresa Vittucci. Photographie de Flavio Karrer.
Teresa Vittucci. Photographie de Flavio Karrer.

« Move ne veut pas opposer le travail des chorégraphes, des vidéastes et des artistes qui font de la performance. Il s’agit d’explorer ses différentes modalités de production et d’exposition, et d'investir des espaces traditionnellement non dévolus à la danse ou, à l’inverse, en invitant des artistes à s’approprier la scène. C’est une dynamique que je retrouve aussi du côté de festivals comme Performa (New York), Playground (Louvain) ou Les Urbaines (Lausanne) », évoque Caroline Ferreira. « Nous souhaitons questionner la chorégraphie sociale de l’institution muséale, ses codes, ses mouvements et ses usages. Et proposer une réflexion qui articule les corporéités contemporaines et les questions de société autour du genre ou de la post-colonialité. Ces débats étaient déjà très présents à Londres quand j’y étais attachée culturelle à l’ambassade de France, mais depuis quelques années, il y a ici un climat d’effervescence intellectuelle et artistique autour d’eux. »

La nouvelle édition de Move s’intéresse au « corps collectif » dans un contexte de postpandémie, où cette possibilité a été mise en crise, soulignant par-là l’importance du contact humain et la manière dont ce lien a été transformé. « Face à l’individualisme néo-libéral, cette crise globale est venue rappeler l’importance de l’action collective et le rôle majeur des espaces communautaires pouvant être perçus comme des “safe spaces” », poursuit Caroline Ferreira. Cherchant à contrarier la panique collective de la contamination, l’artiste Lukáš Hofmann convoque des fluides corporels, le souffle ou la vaseline dans un film performatif qui conçoit la peau comme une membrane à la fois protectrice et poreuse. Ses formes puisent autant dans la structure de l’opéra que dans l’imaginaire médiéval. Établissant un parallèle entre la colonisation des corps et celle du vivant, Marie Tučková s’inspire de l’écoféminisme : partant du rôle du chant au sein de communautés de femmes, elle imagine un « utérus polyphonique » et propose d’autres formes de relation/fusion avec le non-humain — tandis que Daniela & Linda Dostálková repensent notre relation hiérarchique au monde animal, élargissant la question des inégalités sociales aux autres espèces. Partant d’une réflexion sur l’impératif d’efficacité et la fatigue collective, le duo d’artistes Julia Gryboś & Barbora Zentková propose un espace de soin qui réunit formellement le tissage et l’infusion de feuilles de thé. Cet ensemble d’artistes de la scène tchèque intègre un échange avec la Galerie nationale de Prague, où le festival Move a été accueilli cette année.

À travers une critique des régimes de performance optimale imposés, Cally Spooner s’intéresse au temps mort et à la répétition, en associant l’essor des vidéos de fitness et celui du néo-libéralisme et mélangeant dans sa performance corps vivants et avatars cadavériques. Teresa Vittucci, elle, s’intéresse, par le biais de son corps, aux actrices iconiques des films féministes de la cinéaste allemande Ulrike Ottinger. L’artiste londonien Michael Dean explore l’intensité de la voix poussée à son paroxysme dans une performance allant de la rage à la tristesse, accompagné de son fils aîné à l’église Saint-Eustache. C’est aussi la corporalité du langage, mais associé à son travail en peinture sur la peau des images, qui sera au cœur de la performance de Mandy El-Sayegh.

Performance de Michael Dean pour le 50e anniversaire d'Eden, Eden, Eden à Progetto, Lecce en 2020. Photographie de Stella Berkovsky.
Performance de Michael Dean pour le 50e anniversaire d'Eden, Eden, Eden à Progetto, Lecce en 2020. Photographie de Stella Berkovsky.
Mandy El-Sayegh, The Minimum. Performance pendant le London Gallery Weekend, 2022. Photographie de Pietro Nastasi. Avec l'aimable autorisation de l'artiste et de London Gallery Weekend.
Mandy El-Sayegh, The Minimum. Performance pendant le London Gallery Weekend, 2022. Photographie de Pietro Nastasi. Avec l'aimable autorisation de l'artiste et de London Gallery Weekend.

La scène française sera représentée par Tarek Lakhrissi – qui propose une performance sur le rôle protecteur de l’ombre et la figure du monstre associée historiquement aux personnes queer et racisées – et par Mona Varichon, qui s’inspire des régimes contemporains de l’image (web-séries, vlogs, réseaux sociaux) pour évoquer la formation de communautés artistiques, indissociables de l’apprentissage de relations affectives et politiques. Plutôt que d’emprunter aux codes médiatiques, cette nouvelle génération d’artistes se sait elle-même être un média et a une perception aiguë de son usage performatif. La dimension critique se trouve souvent empreinte d’une angoisse mélancolique. L’artiste Esben Weile Kjær, basé à Copenhague et à Francfort, décrypte l’économie de l’évènementiel et recodifie certaines formes de performances collectives (raves, manifestations, conférences de presse, ballets) pour présenter au festival Move un spectacle de feu qui convoque la fétichisation érotique des codes virilistes des pompiers. Ces artistes opèrent stratégiquement au sein des constructions sociales qui forgent nos subjectivités, mais cette conscience ne condamne pas la recherche d’espaces collectifs libérateurs. Ni la possibilité d’autres désirs.


Pedro Morais est critique d'art, curateur et enseignant d'art contemporain à l'École supérieure des Beaux-Arts de Nantes.

Move 2022
« Culture Clubs – Corps collectifs »
6 -23 octobre 2022
Centre Pompidou, Paris

Légende des images en pleine page : 1. Marie Tučková en collaboration avec Raffia Li, Iga Świeściak et Dorota Tučková, The Polyphonic Womb, 2021. Image extraite d'une vidéo. Avec l'aimable autorisation de l'artiste. 2. Marie Tučková en collaboration avec Raffia Li, Iga Świeściak et Dorota Tučková,The Polyphonic Womb, 2021. Image extraite d'une vidéo. Avec l'aimable autorisation de l'artiste. 3. Esben Weile Kjær, BURN!, 2019. Performance. Avec l'aimable autorisation de l'artiste.

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