Lors de la présentation, à la galerie Heiner Friedrich à New York en 1979, de sa légendaire série « Shadows », composée de 102 toiles sérigraphiées et peintes, Andy Warhol affirmait que ses œuvres tenaient davantage du décor de club que de l’art. Alors que la Philharmonie de Paris célèbre la culture disco avec l’exposition « Disco – I’m coming out » jusqu’au 17 août, ces mots résonnent avec un écho particulier. Ainsi, si la peinture est en mesure d’accueillir le corps dansant, peut-elle pour autant réduire l’écart qui sépare l’image du mouvement ?

À première vue, figer un geste ou une action sur toile revient inévitablement à les manquer, voire à les trahir. La peinture peut toutefois faire valoir des énergies propres qui la rapprochent du chorégraphique. Alors que les scènes de bal ou de bacchanales ont essaimé dans toute l’histoire de la peinture occidentale, c’est à la modernité que les Degas, Klee, Picasso et Matisse ont porté le thème de la danse au rang d’emblème, traduisant l’emballement des rythmes et les intensités de l’époque. Œuvre manifeste, La Danse, de Matisse (1909), fait ainsi l’éclatante démonstration d’une figuration débordante de vie, marquée par sa force chromatique et l’audace de ses traits.

En 1993, Niki de Saint Phalle lui rend un vibrant hommage à l’occasion de sa rétrospective au Musée d’Art Moderne (MAM) de Paris, « Invitation à la danse ». Dans sa sérigraphie éponyme, elle place dans une même composition trois de ses Nanas aux courbes voluptueuses et aux couleurs chatoyantes, emportées dans une ronde dont la fluidité traduit une pleine jouissance de vivre. La danse accompagne ici un mouvement de libération des corps par l’art.

Chez l’un comme chez l’autre, la nudité des figures associe la danse à la désinhibition du désir, sur lequel la psychanalyse a permis de poser un regard nouveau. Les chorégraphies libres d’Isadora Duncan, de Clotilde von Derp et de Ruth Saint Denis signent l’avènement d’un modernisme libéré des carcans académiques. Otto Dix en célèbre la charge érotique en tirant le portrait de la sulfureuse danseuse de cabaret Anita Berber : exprimant toute l’insouciance et l’excentricité des années folles, elle y est vêtue d’une robe moulante rouge sang, marquant un déhanché anguleux, proche de la contorsion, à l’image des déviances de son tempérament. Le tableau illustre le potentiel érotique de la danse en figurant la sinuosité de ce corps ardent, au plus proche de ses pulsions.

Tout à l’inverse, Kerry James Marshall prend le parti de manifester l’intimité d’un couple dont la danse, lente et contenue, se fige en une étreinte, point d’orgue d’une chorégraphie amoureuse qui cherche son point d’équilibre (Slow Dance, 1992-1993). Ici, le resserrement du champ sur l’espace domestique accentue la promiscuité physique des deux amant·e·s et la densité de leurs liens amoureux, tou·te·s deux engagé·e·s dans une scène de séduction au son de Baby, I’m for Real, un titre composé par Marvin Gaye et sa femme, Anna Gordy. Pour Kerry James Marshall, la danse est aussi un marqueur fort de la culture afro-américaine, qu’elle prenne place dans des clubs de jazz – Untitled (Club Scene), 2013 – ou dans un salon de coiffure – School of Beauty, School of Culture, 2012. Sa peinture œuvre de sorte à faire entrer dans le répertoire de l’histoire de l’art occidental des représentations minoritaires par l’expression de pratiques populaires.

Dingda McCannon, figure du collectif Weusi et du Black Arts Movement, en pousse le principe en faisant de la danse un synonyme d’émancipation personnelle et politique. Dans son hommage à Lavinia Williams, Legendary Dancer, Choreographer, and Teacher (2018), chez qui elle réside en Haïti au moment de la chute du dictateur Papa Doc, elle entoure une ballerine d’une quinzaine de silhouettes chaloupées dont l’énergie se diffuse à toute la composition. Dans la série « Dancers », Dingda McCannon redouble la vivacité des fonds par l’effervescence de danseur·se·s exalté·e·s, saisi·e·s en plein élan dans leur saut ou dans leur course. Dans Women in Jazz #10 (2020), les personnages féminins semblent même se liquéfier, ondulant au rythme de la contrebasse et des percussions, les bras et les cheveux allant jusqu’à défier les lois de la gravité.

L’affranchissement vers lequel tend les danses modernes et populaires n’empêche toutefois pas de les apprécier sous l’angle de la virtuosité ou de la discipline, la peinture permettant finalement de faire œuvre d’une forme qui normalement se désœuvre, c’est-à-dire qui s’évanouit au moment où elle se produit. Collaborant avec la Paul Taylor Dance Company, puis avec Yoshiko Chuma, Laura Dean, William Dunas et Parsons Dance, Alex Katz représente des scènes de répétition ou de spectacle à taille réelle, qui offrent l’occasion de s’immerger dans le dessin des corps dansants. Par ses aplats sereins et ses cadrages cinématographiques, l’artiste pop les prête à une observation patiente, figés dans des poses et des positions sculpturales (pointes, arabesque, porté, bras levé…) comme dans les expressions de leur visage (abandonné, les yeux fermés), dont la furtivité interdit ordinairement la contemplation scrupuleuse. Les représentations picturale et chorégraphique se confondent ainsi dans la représentation d’un moment suspendu, d’une instantanéité enfin à même d’inscrire l’écriture d’un corps en mouvement dans l’espace du plan.

Légendes et crédits

Dindga McCannon est représentée par Pippy Houldsworth Gallery (Londres) et Fridman Gallery (New York).

Alex Katz est représenté par Gladstone Gallery (New York, Bruxelles, Rome, Séoul), Gray (Chicago, New York), Thaddaeus Ropac (Londres, Milan, Paris,Salzbourg, Séoul), Timothy Taylor (Londres, New York) et Monica De Cardenas (Milan, Zuoz).

Kerry James Marshall est représenté par David Zwirner (New York, Hong Kong, Londres, Los Angeles, Paris) et Jack Shainman Gallery (New York).

« Disco – I’m coming out »
Philharmonie de Paris
Jusqu'au 17 août 2025

Florian Gaité est philosophe, enseignant à l’ESAAix (École Supérieure d’Art d’Aix-en-Provence), chercheur (ACTE - Arts, Créations, Théories, Esthétiques, Paris 1) et critique d’art, membre de l’AICA.

Légende de l'image d'en-tête : Dindga McCannon, Dancers #4, 2020. Photo : © l'artiste. Avec l'aimable autorisation de l'artiste, de la Pippy Houldsworth Gallery et de la Fridman Gallery.

Publié le 6 mai 2025.