« Ma démarche, c’est d’emmener ma communauté dans les espaces où nous sommes peu représenté·e·s ou qui nous sont difficiles d’accès », annonce le musicien, DJ et danseur Kiddy Smile, protagoniste de la scène ballroom et militant queer. Celui qui se produisit à l’Élysée en 2018 en arborant un tee-shirt « Fils d’immigré, noir & pédé » bouscule les frontières du genre, de classe et de race, et incarne à lui seul une multitude d’identités et de revendications : on ne pouvait rêver personnage plus flamboyant et prolifique pour inspirer et prendre les rênes de la nouvelle édition du Nouveau Printemps de Toulouse, succédant notamment à la designeuse matali crasset, et à l’écrivain et réalisateur Alain Guiraudie.
Le Nouveau Printemps voit le jour dans la petite ville occitane de Cahors en 1991 en tant que Printemps de la photographie, puis déménage dans la ville rose pour y devenir le Printemps de septembre, avant de prendre le nom de Nouveau Printemps en 2022. « Deux règles du jeu : investir chaque année un quartier différent de la ville, et associer un·e artiste pour élaborer la programmation avec l’équipe et les partenaires », présente Clément Postec, directeur artistique du festival, qui voit en ces contraintes un riche terrain d’hybridation autour duquel réunir une programmation de près de 40 artistes.
La proposition 2025 se construit autour de Saint-Sernin / Arnaud-Bernard, quartier populaire et multiculturel de Toulouse, dont l’histoire est intimement liée à l’immigration. Au gré des noms qu’égrène Kiddy Smile – Josèfa Ntjam, Raphaël Barontini, André Atangana, Soufiane Ababri, entre autres –, c’est la thématique de l’amour – comme force politique, comme pratique individuelle et collective, avec en toile de fond la question du soin et de la réparation –, des liens et des familles qui se dessine. Alors, du 23 mai au 22 juin, l’artiste et ses invité·e·s investissent notamment les lieux patrimoniaux du quartier.
« Arnaud-Bernard est un quartier auquel je tiens beaucoup », raconte l’artiste toulousaine Meryem-Bahia Arfaoui. « J’y ai habité par intermittence, c’était le quartier populaire du centre-ville de Toulouse. Mais il s’est gentrifié et ne ressemble plus à ce qu’il était. » Pour lui rendre hommage, l’artiste a imaginé pour un documentaire sonore qui s’insère sous forme de QR code entre les briques des murs de la ville, comme une archive du quartier, de son histoire et de celle de ses habitant·e·s. « Ce quartier a un passé antifasciste très fort. Au vu de l’actualité, il me semble qu’il ne faut pas l’oublier. »
À la bibliothèque d’étude et du patrimoine, Raphaël Barontini tire lui aussi le fil de la mémoire. Fidèle à ses compositions textiles, l’artiste se saisit de la figure du conteur créole et imagine une immense tenture colorée mêlant tissus teints, sérigraphies et impressions digitales. Suspendue sous la coupole de verre de cet imposant bâtiment dédié à la connaissance, son installation nous parle de transmission orale, de récits ostracisés, et interroge la hiérarchisation des savoirs.
« C’est dans l’ADN du festival que d’être commanditaire, chaque année, d’une série d’œuvres pour des espaces précis, afin de créer un dialogue entre un·e artiste et un lieu », explique Clément Postec. Ce dialogue, Josèfa Ntjam et Tarek Lakhrissi l’entretiennent avec la chapelle des Carmélites. Dans ce décor de dorures et de marbre, au plafond entièrement peint, les deux artistes multidisciplinaires présentent chacun·e un film où se mêlent images réelles et fictives pour réparer les failles de nos mémoires collectives.
Quelques centaines de mètres plus loin, Soufiane Ababri travaille autour de la collection de bustes antiques du musée Saint-Raymond, Musée d’archéologie de Toulouse. L’artiste marocain, qu’on connaît pour sa série « Bedworks », ses traits de crayons presque naïfs et ses dessins homo-érotiques de corps non occidentaux, présente pour la première fois une sculpture. « Le rôle du festival est de déplacer les pratiques et de permettre l’expérimentation », précise Clément Postec. L’artiste a ainsi imaginé un banc pour l’espace extérieur du musée en réunissant deux bustes isolés, nous laissant rêver à une union charnelle, à une amitié radicale ou à deux âmes sœurs.
Tel une poupée russe, Le Nouveau Printemps se décline en invitations curatoriales, permettant à d’autres de s’emparer à leur tour de la thématique. La commissaire Yandé Diouf, directrice de projets au Centre Pompidou, s’inspire du parcours de Kiddy Smile pour penser l’exposition « Faire famille », qui regroupe 14 artistes et infuse dans différents lieux du quartier. Avec comme point d’ancrage la place centrale des « Maisons » – des familles choisies ou composées par nécessité – dans la scène ballroom, la curatrice choisit d’ouvrir la discussion sur les multiples façons de créer du lien : « Malgré l’absence, avec le mouvement et le déplacement, qu’est-ce que ça génère ? Comment fait-on famille culturellement et politiquement, ou bien par la fiction ? » Yandé Diouf parle de « trouble dans le genre » et de « convergence des luttes » : l’exposition fait place à des récits tus ou ignorés et, à l’image de l’énergie des ballrooms, raconte comment transformer les oppressions en « forces créatrices et vitales ».
Kiddy Smile propose également une œuvre qui se déploie dans la chapelle des Cordeliers. Accompagné de la commissaire Mathilda Portoghese, l’artiste s’installe dans l’édifice médiéval aux murs sobres et aux nervures de briques roses, où il exploite le vocabulaire de l’intime et de l’intérieur, et invite son entourage à le rejoindre à travers différents médiums – photographie, film, performance – pour raconter les liens forts qui unissent les protagonistes de la scène ballroom et la façon dont elle devient un refuge immatériel.
Pour lui, « la scène ballroom est l’expression d’oppressions qui sont encore très actuelles ». Souvent fantasmée, loin de n’être qu’une esthétique, elle est un microcosme avec un fonctionnement propre et des codes bien à elle, véritable refuge pour les multiples communautés qui la composent. « Aujourd’hui, si je dois poser un regard sur ma “house”, je dirais que c’est une famille qui n’a pas de maison physique », conclut Kiddy Smile, comme une analogie de son projet curatorial pour Le Nouveau Printemps : une communauté hybride, impétueuse, tentaculaire, qui fait de Toulouse le foyer de ses luttes et de ses joies, le temps d’une saison.
Le Nouveau Printemps aura lieu à Toulouse du 23 mai au 22 juin 2025.
Josèfa Ntjam est représentée par Galerie Jérôme Poggi (Paris) et Nicoletti (Londres).
Raphaël Barontini est représenté par Mariane Ibrahim (Chicago, Mexico City, Paris).
Soufiane Ababri est représenté par The Pill (Paris) et Dittrich & Schechtriem (Berlin).
Tarek Lakhrissi est représenté par Galerie Allen (Paris).
Soizic Pineau est une journaliste indépendante basée à Marseille.
Légende de l'image d'en-tête : Kiddy Smile, House of Gorgeous Gucci. Photographie de Frederic Aranda.
Publié le 15 mai 2025.