« Place aux jeunes ! » Telle est l’étonnante locution que l’on pouvait lire, il y a plus d’un siècle, sur la carte de visite de Berthe Weill (1865-1951) : une devise qui disait son goût de la conquête et le zèle bienveillant dont cette marchande extraordinaire faisait preuve pour ses protégé·e·s. Ceux·celles-ci sont, depuis, entré·e·s au panthéon de l’art moderne : Pablo Picasso, André Derain, Suzanne Valadon, Henri Matisse, Maurice Utrillo, Albert Marquet, Raoul Dufy, Georges Rouault, ou encore Emmanuel Fries. Établie en 1901 rive droite, Berthe Weill fut l’une des toutes premières galeristes ; elle exerça son métier pendant plus de 40 ans – sans jamais s’enrichir. Le musée de l’Orangerie rend hommage cet automne à cette personnalité hors du commun, qui se distingua non seulement par le fait d’être une femme dans un monde d’hommes – elle abrégea d’ailleurs son prénom pour les besoins de son enseigne –, mais aussi par son engagement envers la création de son temps, en particulier les fauves et les cubistes, avant qu’il·elle·s ne soient reconnu·e·s.
Berthe Weill a ouvert la voie à nombre de consœurs. « Reprenant, sous une nouvelle forme, le rôle de protectrices des arts et des lettres longtemps attribué aux femmes par le biais des salons et du mécénat, des galeristes vont choisir d’être des activistes du monde de l’art. Elles vont se battre pour faire de leur galerie des lieux de partis pris, pariant sur des travaux novateurs », analysent Catherine Gonnard et Élisabeth Lebovici dans leur livre Femmes artistes/artistes femmes. Paris, de 1880 à nos jours (Éditions Hazan, 2007), soulignant le rôle « de soutien et de dévouement » assuré par les premières galeristes.
Née en Alsace et mère de deux filles, Jeanne Bucher (1872-1946) fut d’abord infirmière volontaire à Lyon pendant la Première Guerre mondiale, puis bibliothécaire à Genève. Elle attendit 50 ans passés pour se lancer à Paris comme marchande de tableaux, en 1925. Son tropisme littéraire se retrouva dans son espace, d’abord une librairie accueillant des dessins, des aquarelles et des gravures, avant de s’affirmer comme une galerie d’art où se succédèrent les accrochages : Georges Braque, Giorgio de Chirico, Paul Klee, Max Ernst, Juan Gris, Fernand Léger, Jean Lurçat, Chaim Jacob Lipchitz, Henri Laurens, André Masson, Louis Marcoussis, Joan Miró, Piet Mondrian, Picasso… Quel œil ! Et pourtant, l’enseigne de Jeanne Bucher « fut une galerie pauvre (…) », témoignera son ami le peintre Jean Lurçat, « une “affaire” qui n’avait pour capitaux qu’un sens très pur, un sentiment très droit et très élevé de sa mission ».
C’est sur le conseil de Jeanne Bucher qu’après la mort d’Aristide Maillol, dont elle fut très jeune la muse et le modèle, Dina Vierny (1919-2009) décida d’ouvrir une galerie où elle exposa notamment le grand sculpteur français (qui l’a désignée comme sa légataire), mais aussi Matisse, Picasso, Serge Poliakoff… Cette collectionneuse invétérée renouera plus tard avec ses origines slaves en organisant à Paris, au début des années 1970, une exposition consacrée à l’avant-garde russe. La galerie est aujourd’hui pilotée par ses petits-fils, Alexandre et Pierre Lorquin.
C’est certain, les galeristes femmes ont été, au cours du siècle dernier, aux avant-postes de la création. Tandis que c’est dans la maison-galerie de Colette Allendy (1895-1960), à la lisière du 16e
arrondissement, « qu’ont été élaborées quelques-unes des propositions esthétiques les plus importantes de l’après-guerre » (1), comme la première peinture de feu d’Yves Klein (2), l’émergence en France de l’art abstrait doit également beaucoup à Denise René (1913-2012). Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, tout en exposant des artistes historiques, celle-ci impose des créateur·rice·s émergent·e·s tel·le·s Victor Vasarely, Robert Jacobsen, Jean Dewasne ou Richard Mortensen. En organisant en 1955 l’exposition « Le Mouvement » (avec Pontus Hultén), Denise René donne naissance à un concept, baptisé « art cinétique » par Vasarely, qu’elle défendra ensuite durant toute sa carrière. Sa galerie se singularise à l’époque par son ouverture à la création internationale, en entretenant un rapport privilégié avec les artistes d’Amérique latine (Carlos Cruz-Diez, Julio Le Parc, Jesús-Rafael Soto…). Son adresse de Saint-Germain-des-Prés, inaugurée en 1966 et dédiée à la diffusion d’éditions et d’œuvres multiples, a fermé ses portes en juin 2020.
En 1958, c’est la mythique « Exposition du vide » d’Yves Klein organisée par Iris Clert (1918-1986) qui convainc Tinguely de quitter la galerie Denise René pour exposer chez sa concurrente. Annoncée par des courriers estampillés de timbres bleus et mise en scène de façon très médiatique – la Garde républicaine est présente le soir du vernissage ! –, cette exposition-événement marque une date dans l’histoire de l’art. Elle témoigne autant du génie d’Yves Klein – lequel crée pour les visiteur·euse·s une expérience d’« immatérialisation du Bleu » – que du sens des relations publiques d’Iris Clert. Cette personnalité charismatique ne craignait pas le scandale, pourvu qu’on parle de sa galerie. Mais si la vision et l’énergie dont elle fit preuve pour défendre ses poulains (Takis, Gaston Chaissac, Ad Reinhardt…) lui valent d’avoir joué un rôle majeur sur la scène parisienne, cet « astre ambigu de l’avant-garde », pour reprendre le titre de l’ouvrage qui lui est consacré par Clément Dirié (3), ne brilla ni par la gestion de son affaire ni par la constance de ses relations – souvent orageuses – avec ses artistes.
L’audace caractérise une autre pionnière de la deuxième moitié du 20e siècle, Farideh Cadot. Après des débuts dans le 13e arrondissement, où elle eut la particularité de programmer des performances, elle fut l’une des premières galeristes, en 1981, à déménager dans le Marais où elle exposa, entre autres, le travail de Markus Raetz – qui restera l’un·e de ses artistes phares. Quelques années plus tard, elle partit à la conquête du marché américain en animant un espace à Soho pendant quatre ans, où elle montra des artistes internationaux·ales, parmi lesquel·le·s quelques Français·es, comme le photographe Georges Rousse ou le plasticien Philippe Favier. Parallèlement, la galeriste accompagna dans l’Hexagone des projets institutionnels, à l’instar de l’exposition au Musée d’Art Moderne (MAM) de la Ville de Paris, en 1984, de la plasticienne Meret Oppenheim (l’une des nombreuses artistes femmes de sa programmation, qui compte aussi Rosemarie Castoro, Pat Steir ou Michelle Stuart). Farideh Cadot poursuit aujourd’hui une activité de conseil.
La passion pour l’art, souvent vécue comme un sacerdoce, peut parfois cimenter un couple. C’est avec son époux, Michel Durand, que Liliane Dessert (1944-2022) anima ainsi pendant près de 30 ans l’une des galeries parisiennes les plus respectées et les plus visitées. Les Durand-Dessert montrèrent pour la première fois Gerhard Richter à Paris, représentèrent Joseph Beuys et exposèrent notamment des artistes de l’arte povera. Par le biais d’une donation, une partie de leur collection, exceptionnelle, est venue, en 2021, enrichir celles du Musée d’art moderne et contemporain de Saint-Étienne (MAMC+). Ainsi les galeristes ont-elles traversé l’histoire de l’art et, pour certaines, y ont aussi amplement contribué.
(1) Extrait du catalogue de l’exposition « Berthe Weill. Galeriste d’avant-garde », musée de l’Orangerie, du 8 octobre 2025 au 25 janvier 2026.
(2) Cité dans Histoire des galeries d’art en France du XIXᵉ au XXIᵉ siècle, par Alice Ensabella, Nathalie Moureau, Agnès Penot, Léa Saint-Raymond, Julie Verlaine, éditions Flammarion (2024).
(3) Iris Clert, l’astre ambigu de l’avant-garde, Clément Dirié, éditions Hermann, collection Galerie d’art (2021).
Anne-Cécile Sanchez est une journaliste et rédactrice indépendante basée à Paris. Elle collabore régulièrement au Journal des Arts, à L'Œil et à Projets Médias.
Légende de l'image d'en-tête : Dina Vierny photographiée par Gaston Kraquel devant le tableau La Robe Rouge (1941) d'Aristide Maillol, 1947. Avec l'aimable autorisation de la galerie Dina Vierny.
Publié le 25 août 2025.