En collaboration avec le Centre Pompidou

Plonger dans l’œuvre plastique de Bianca Bondi, c’est avant tout visiter des espaces multisensoriels enchanteurs, où la nature reprend ses droits. C’est découvrir, à Paris, une fontaine de sel aux bassins remplis de solutions colorées bleues et lilas. C’est admirer, sur l’île de Porquerolles, le squelette en résine d’une baleine, renversé et corrodé par le sel, long de 12 mètres. C’est s’approcher, à Busan, de lits blancs où des roseaux semblent avoir poussé au milieu des matelas. C’est circuler, à Dallas, autour de fragments de panneaux publicitaires abandonnés, évoquant une épave.

Depuis une dizaine d’années, la plasticienne sud-africaine essaime à travers le monde ses installations in situ où éléments naturels, domestiques et réactions chimiques se rencontrent pour dessiner une véritable archéologie du futur. Des œuvres imprégnées par ses propres croyances mystiques que cette artiste-chamane envisage elle-même comme des « auras de bienveillance ».

Finaliste au Prix Marcel Duchamp cette année, l’artiste expose aux côtés des trois autres nommé·e·s au Musée d’Art Moderne de Paris un projet intitulé Silent House, une pièce entière remplie de mobilier usé, de plantes et de bassins salins, portant les traces manifestes du passage du temps. Synthèse de la démarche qu’elle poursuit depuis la fin de ses études, en 2012, cette ambitieuse installation de l’artiste comporte tous les ingrédients essentiels de son œuvre.

À commencer par l’environnement domestique. Collectionneuse acharnée, Bianca Bondi se passionne pour l’histoire et l’aura des objets de seconde main, qu’elle chine en brocante ou sur Le Bon Coin. « Lorsque je suis invitée pour un projet, je cherche souvent des objets qui deviendront des symboles clés pour comprendre ce que j’ai en tête, nous explique-t-elle. Je les amène avec moi sur le lieu de l’exposition, et je les mêle à d’autres éléments trouvés sur place. » Coquillages, pièces de monnaie, vaisselle ou encore livres forment ainsi ses compositions hybrides dans l’espace, parfois contenues plus modestement dans des boîtes en Plexiglas, dont émane une poésie parfois cryptique. Récurrents dans ses récentes installations, les placards deviennent par exemple à ses yeux des « espaces magiques », tels des portails vers une autre dimension, qui lui rappellent ses rêves d’enfant.

En 2019, pour la Biennale de Lyon, cette démarche prend de l’ampleur avec la reconstitution ambitieuse par la plasticienne d’une cuisine couverte de sel dans l’un des hangars de l’usine Fagor. Une œuvre acclamée qui marque un tournant dans sa carrière : « C’était un moment de grande transformation personnelle qui m’a aussi apporté beaucoup de visibilité. Six ans plus tard, au Musée d’Art Moderne, je me trouve à un stade où j’ai besoin de sortir de la maison, de la détruire complètement pour la reconstruire autrement. » Papier peint humide taché de moisissure, baignoire sur pieds, sommier de lit métallique rouillé et armoire carbonisée, désormais fixés au mur à la verticale, se rencontrent dans cette « maison » que l’artiste met sens dessus dessous. Une maison silencieuse que l’on pourrait lire, au prisme psychanalytique, comme une incarnation de l’inconscient.

Au plafond de la salle pendent également des bouquets de plantes médicinales, autres éléments essentiels des installations de l’artiste. Pratiquante de la magie Wicca depuis l’enfance, fascinée par les rites néopaïens et les courants New Age, Bianca Bondi y intègre ces éléments végétaux pour réenchanter notre rapport à la nature. Au fil des années, on a croisé dans ses œuvres du lierre, des orchidées, mais aussi très souvent des amarantes, qu’elle apprécie « pour leur rôle dans les cérémonies funéraires de l’Égypte antique et pour leurs qualités esthétiques. Il y a une certaine tristesse dans la manière dont elles tombent et semblent couler comme des larmes… »

Profondément écologique dans sa démarche, l’artiste tient à utiliser le plus possible des plantes endémiques des régions où elle expose. Au cours de sa résidence d’un an à la Villa Médicis, qui touchait récemment à sa fin, l’artiste a développé l’idée d’un « réensauvagement » de l’institution romaine en présentant en son sein une installation à base de plantes poussant dans la région du Latium. Pour les accompagner, elle a également diffusé dans l’espace un parfum sucré créé pour l’occasion et construit une sorte de reliquaire empli de vases inspirés de la Rome antique. Car chez Bianca Bondi, nature rime souvent avec recueillement : après des débuts en tant que peintre, c’est par la création de petits autels que la jeune femme fait ses premiers pas dans l’installation. « J’ai toujours adoré regarder les autels, ces espaces pensés pour quelque chose de plus grand que nous, pour les dieux. » Ce jardin intérieur montré tout l’été à la Villa Médicis le prouve : Bianca Bondi utilise l’espace d’exposition comme une brèche vers les mondes naturel et spirituel.

Mais la pierre angulaire de l’œuvre de l’artiste sud-africaine est indubitablement la transformation. Telle une héritière de l’arte povera, auquel elle insuffle une force mystique et écoféministe très contemporaine, Bianca Bondi emploie des matériaux et éléments « vulnérables et volatiles » qui lui permettront d’initier des changements par réactions naturelles ou chimiques. « Pendant longtemps, j’anticipais la manière dont mes œuvres allaient changer en leur faisant subir tout ce qu’il ne faut pas : les laisser au soleil, ou dans des endroits très humides… Ces expérimentations étaient très stimulantes. Elles m’emmenaient vers des pistes inattendues, tout en me faisant accepter la finalité des éléments que j’altérais. »

Aujourd’hui, le sel est devenu l’un des acteurs principaux de ses œuvres composites. C’est en 2011 que l’artiste réalise son potentiel, alors qu’elle découvre dans une forêt camerounaise des montagnes de sel précédemment utilisées lors de cérémonies. Le matériau lui évoque immédiatement les cercles de protection magique mais aussi les rites de purification qu’elle observe elle-même. « Je suis le même protocole depuis des années : lorsque je récupère des objets de seconde main, la première chose que je fais, c’est de les plonger dans des bains d’eau salée. Cela les rend plus vulnérables, plus prêts à réagir, et de premières couches d’oxydation commencent à apparaître. » Entre vases en cuivre et vestes en latex, nombre d’objets sont dans son atelier passés à l’épreuve du sel, portant désormais sur eux les traces apparentes d’une altération qui a rapidement échappé à son contrôle.

Récemment, l’artiste a commencé à brûler des armoires ou encore des crucifix. Un geste là aussi ancestral et purificateur, utilisé dans de nombreuses cultures et civilisations, et bien souvent en sorcellerie. « Je pense que c’est ma pratique de la magie qui m’a permis de découvrir l’art, qui est devenu ensuite une extension de la magie et a pris le relais », conclut-elle. « Mais aujourd’hui, je ressens ce besoin de ramener la magie dans l’art. » D’ailleurs, si l’artiste s’entoure désormais d’artisan·e·s pour créer certaines pièces – tapisseries, sculptures en verre –, elle s’écarte de plus en plus des scientifiques, désireuse de conserver l’aspect profondément intuitif et expérimental de sa démarche. Bianca Bondi célèbre ainsi l’inévitable transformation du vivant, dans des mises en scène qui mettent l’humain face à sa propre contingence.

Légendes et crédits

Cet article fait partie d’une collaboration avec le Centre Pompidou dans le cadre du Prix Marcel Duchamp 2025. Consultez l’article sur le site du Centre Pompidou ici.

Bianca Bondi est représentée par la galerie mor charpentier (Paris, Bogotá).

Prix Marcel Duchamp
Musée d'Art Moderne de Paris
Du 26 septembre 2025 au 22 février 2026

Matthieu Jacquet est un journaliste basé à Paris.

Légende de l’image principale : Bianca Bondi, photographiée par Guillaume Blot pour Art Basel et le Centre Pompidou.

Publié le 18 septembre 2025.