En collaboration avec le Centre Pompidou

En 1971, il avait les cheveux longs, mais pas les idées courtes ! Cette année-là, c'est avec son complice Richard Rogers que Renzo Piano gagne le concours international d'architecture lancé par le président Pompidou. Aujourd'hui, cet infatigable voyageur est toujours entre deux projets. Il évoque ses souvenirs, de la formidable genèse de « Beaubourg » à son indéfectible amitié pour Rogers, décédé en décembre 2021, en passant par la rénovation complète du bâtiment iconique, prévue pour 2025.

C’est à un jet de pierre du Centre Pompidou, dans une rue parallèle, que Renzo Piano a installé depuis près de 30 ans son agence parisienne, baptisée Renzo Piano Building Workshop. L’architecte y vient toujours travailler à pied, depuis la place des Vosges, où il habite. L’occasion d’apercevoir, à chaque coin de rue, cet « enfant encombrant », comme il le surnomme, qu’est l’emblématique du Centre Pompidou : « Moi je dis toujours Beaubourg » plaisante Renzo Piano. Infatigable, le prix Pritzker 1998 travaille avec ses équipes sur de nombreux projets, dans le sillage de ses dernières réalisations (le Tribunal de Paris en 2018, ou, plus récemment, l’Academy Museum of Motion Pictures à Los Angeles). Érudit, drôle, il nous reçoit dans la ruche de son agence pour évoquer ses souvenirs, de la genèse du Centre Pompidou à sa complicité avec l’ami Richard Rogers, en passant par la future rénovation de son bâtiment, prévue pour 2025.

En juillet 1971, lorsque vous gagnez avec Richard Rogers le concours international, vous êtes de jeunes architectes quasi inconnus…

Nous étions juste des gamins ! Avec Richard, nous avions à l’époque cette toute petite agence à Londres, du côté d’Oxford Street. On n’était que trois ou quatre dans l’agence, et quand il y avait des client∙e∙s, on appelait tout le monde pour faire comme si… Pour le concours, on s’est amusés pendant un mois, on a fait plein de dessins. L’époque était à la protestation, Mai 68 était passé par là, il y avait des idées nouvelles... À Londres, il y avait les Beatles, les mini-jupes et les cheveux longs, un vrai parfum de liberté… Lorsque nous avons conçu notre projet, nous étions en 1971, soit trois ans seulement après Mai 68 – ce qui est le strict nécessaire pour réfléchir à ce qui s’était passé. Bien sûr, notre idée de « machine urbaine » était nouvelle, mais elle collait surtout avec le brief de départ de ce qui était un projet d’État. Cette idée de « centre culturel », comme une maison de la culture, flottait dans l’air depuis un moment, en fait depuis les années 1960 avec André Malraux. Penser une sorte de cathédrale moderne, ouverte, en plein Paris, c’était une idée folle, dans le bon sens du terme, mais surtout une idée courageuse. Nous avons surtout su saisir le moment, et nous brancher sur l’air du temps.

Le jury qui a consacré votre projet était présidé par Jean Prouvé, et il y avait aussi des pointures comme Oscar Niemeyer ou Philip Johnson…

Jean Prouvé dans le jury, c’était un symbole de liberté, il n’appartenait pas du tout au système académique. C’est d’abord pour lui que nous avons voulu concourir, mais aussi parce que c’était un concours ouvert à tout le monde, avec un jury incontournable, intouchable, immaîtrisable. Un jury qui était fait pour dire avec franchise « allez-y, dites-nous ce qu’il faut faire ». C’était courageux de la part d’un chef d’État de nommer un jury comme celui-ci, à la recherche d'esprits complètement libres. Nous ne savions évidemment pas qu’il allait y avoir 681 participant∙e∙s à ce concours, mais on savait que ça allait être énorme. Avant de participer, on s’est dit qu’on allait sûrement perdre… et c’est peut-être pour cela qu’on a gagné ! Ce qui était intéressant, c’était de se demander ce qu’on pouvait faire si on avait une baguette magique… Tout était possible. Moi j’avais 33 ans à l’époque, et Richard 37, on était jeunes, on ne s’est pas posé de questions, on a foncé. On avait senti d’une façon empirique que c’était le moment pour créer une sorte d’usine, de laboratoire, un paquebot spatial. À l’époque, nous n’étions pas nous-mêmes des habitués des musées, qui étaient des lieux un peu intimidants.

Notre idée était de faire un drôle de paquebot ouvert, transparent, qui respire, avec le mouvement des gens qui circulent comme le sang dans les veines… Nous voulions faire éclater cette étincelle qu’on appelle la curiosité. Beaucoup de gens ont hurlé au début, certains disaient que c’était un « supermarché de la culture », une « usine », une « raffinerie », mais notre créature n’avait rien d’intimidant. À l’intérieur, il y avait un miracle.

Votre bâtiment est devenu iconique, un symbole de la modernité parisienne…

Cela a pris 10 ans, même plus, avant que notre bâtiment ne fasse partie de la ville. Nous avions eu l’idée, un peu miraculeuse, de concevoir une « place ». Et sur 681 projets architecturaux, nous avons été les seuls à proposer cela, tous les autres projets prenaient tout l’espace disponible. Tout de suite, nous nous sommes dit qu’il fallait un vide, un espace public. La place, c’est l’icône de la ville, l’endroit où les gens se rencontrent, là où les disparités et les différences s’apaisent, là où l’urbanité se retrouve. Cette idée de place a aidé les Parisiens et les Parisiennes à comprendre ce bâtiment. Et puis, pour faire atterrir un vaisseau spatial, il faut bien de la place !

Quelles sont vos influences ?

Question délicate. Vous savez, à mon âge, je trouve que je n’existe pas vraiment par moi-même – je suis la somme de tout ce que j’ai vu, des gens que j’ai rencontrés, des voyages que j’ai faits, de la beauté et la nature dont j’ai joui… Jorge Luis Borges a écrit de jolis mots, quelque chose comme « tout geste créatif vient de quelque part suspendu entre la mémoire et l’oubli ». Je ne veux pas trop essayer de comprendre d’où les choses me viennent... Je suis toujours touché et passionné par la lumière. Je suis né sur la Méditerranée, à Gênes, j’ai la lumière dans mes yeux depuis toujours, celle de la Méditerranée, une mer spéciale, qui a des vibrations, de la couleur, des voix. Mon père était un petit entrepreneur en bâtiment, j’ai grandi sur les chantiers. Lorsque j’avais six ou sept ans, il m’emmenait avec lui, je m’asseyais sur un tas de sable, il me disait « bouge pas, reste là »… Et moi je participais à ce miracle : bâtir. Le dimanche après la messe mon père m’emmenait toujours au port. Lui, c’était un homme de la terre, mais il adorait le port. Dans le port de Gênes, après la guerre, il y avait ces paquebots, des sortes de monstres, de beaux monstres, qui bougeaient lentement… Des machines qui bougent ! Voilà, tout ce que tu as vu, les gens que tu as aimés, les vivant∙e∙s, les mort∙e∙s, tu es la somme de tout ça.

Que pensez-vous de la future rénovation du bâtiment ?

Il faut faire ces travaux, même si j’aime Beaubourg avec la patine du temps… Il y a déjà eu des travaux en 2000, là il y en a d’autres, mais l’esprit reste le même. J’aime cette idée que, chaque quart de siècle, il y a quelqu’un qui vient s’occuper d’adapter cet outil à la culture. J’aime aussi avoir fait un bâtiment qui est capable, chaque quart de siècle, de se poser des questions, tout en restant lui-même.

Beaubourg, ce n’est pas un bâtiment, c’est comme un pont, quelque chose qui sera là pendant des milliers d’années…C’est monsieur Pompidou qui nous a dit ça lorsque nous l’avons rencontré. On venait de gagner le concours. Richard et moi avions mis une cravate, moi, j’avais une veste qu’on m’avait prêtée, qui était trop petite, Richard aussi, mais pas de chemise, il portait un tee-shirt… Monsieur Pompidou nous a alors dit gentiment : « Avez-vous conscience que ce bâtiment va vivre 500 ans ? » On s’est regardés avec Richard, on n’avait jamais fait quelque chose qui avait duré plus de six mois !

Votre agence est juste à côté du Centre Pompidou, vous ne pouvez pas le quitter, ce bâtiment agit comme une sorte d’aimant, non ?

Chaque fois que je sors, je le vois. Quand je rentre à la maison à pied, je le vois. Mais je n’en ai jamais marre ! Je dis souvent en rigolant que je suis une sorte de « Quasimodo » de Beaubourg… On aime ses enfants, celui-là c’est peut-être le plus encombrant ! J’aime aussi les autres, je voyage souvent pour les voir, les retrouver. Et je me pose toujours cette question, celle que l’on se pose aussi à propos de ses propres enfants, « sont-ils heureux ? ». Je crois que Beaubourg est heureux.

Légendes et crédits

Cet article fait partie d’une collaboration éditoriale avec le Centre Pompidou. Retrouvez l'article original ici.

Séverine Pierron est Rédactrice en Chef du Magazine, Centre Pompidou.

Publié le 16 septembre 2025.

Les vidéos ont été publiées avec l’aimable autorisation du Centre Pompidou.

Légende pour vidéo d’en-tête : Vue aérienne du Centre Pompidou, Paris, avec l’aimable autorisation du Centre Pompidou.