Collaborateur initialement timide, l’art s’est invité, au fil du temps, au sein des vignobles bordelais, tissant un lien inédit entre culture et viticulture. C’est le Château Mouton Rothschild qui, en 1924, a ouvert la voie avec une étiquette Art déco signée Jean Carlu. Le projet lancé par le baron Philippe de Rothschild, devenu pérenne en 1945, opère un tournant après la participation de Georges Braque, en 1955. « L’étiquette artistique est évidemment un outil de communication, mais sa réalisation va bien au-delà de la démarche commerciale », explique Philippe Sereys de Rothschild, le petit-fils du baron, qui cogère aujourd’hui la propriété.

La maison où il a passé sa jeunesse déborde d’œuvres d’art, comme ces bouffons dansants en or, émail et perles du 17e siècle ayant appartenu à Catherine II de Russie, que l’on retrouve sur l’étiquette du Grand Cru Classé Clerc Milon. L’œuvre originale est conservée au Musée du vin dans l’art de la propriété, inauguré par André Malraux en 1962. Les salles adjacentes sont dédiées aux illustrations du Premier Cru Mouton Rothschild. De Jean Cocteau à Wassily Kandinsky, en passant par David Hockney et Olafur Eliasson, les plus grand·e·s artistes ont collaboré avec la famille pour porter un regard neuf sur le vignoble centenaire. Signant l’étiquette du millésime 2022, Gérard Garouste revenait aux racines de l’épopée familiale avec un « hommage au Baron Philippe » : « Philippe de Rotschild était un visionnaire acharné de travail, qui a su créer une nouvelle tradition », nous avait murmuré l’artiste l’année dernière, lors de la cérémonie de révélation des étiquettes dans les salons privés du domaine.

Si le concept a pu faire des émules, les étiquettes artistiques du Château Siran se sont sciemment éloignées du monde viticole. Bien que les propriétaires, Brigitte et Alain Miailhe, collectionnaient déjà des objets œnologiques, les illustrations de leurs millésimes, inaugurées en 1980, célèbrent un événement marquant survenu dans l’année. En 1989, A. R. Penck a ainsi représenté la chute du mur de Berlin, tandis que l’année suivante, William Alsop fêtait l’ouverture du tunnel sous la Manche. Sous l’égide de leur fils Édouard, le millésime 2024 (livrable en 2027) rendra hommage aux JO de Paris.

Pour cette propriété du Médoc, l’enjeu est de taille. Situé à Labarde, près de Grands Crus comme Château Margaux, le Château Siran n’est pas classé et ne bénéficie donc pas de la notoriété d’une appellation. Le comte Alphonse de Toulouse-Lautrec-Montfa et sa femme Adèle, propriétaires du domaine, avaient refusé de soumettre leur vin à une classification voulue par Napoléon III en 1855. Leur célèbre arrière-petit-fils, Henri de Toulouse-Lautrec, finit ses jours au château de Malromé, transformé aujourd’hui en musée.

Classé Grand Cru de Saint-Émilion en 2012, le Château de Ferrand a choisi de célébrer son histoire à travers l’art : héritière du baron Marcel Bich, fondateur de la marque BIC, Pauline Bich développe, depuis les années 2000, une collection d’œuvres réalisées au célèbre stylo. « Dans les années 1960, nous étions les seuls à fabriquer des stylos à bille. Le médium des dessins de Magritte ou de Picasso est donc facilement attribuable à notre maison », explique Alix Dufour, petite-fille de Marcel Bich et responsable du projet culturel BIC Art au Château de Ferrand. En 2008, Pauline Bich découvre les colombes en verre de Murano recouvertes d’encre bleu de Jan Fabre au Louvre et tente de contacter la galerie Templon, sans succès. Quelques années plus tard, un ami lui signale la présence de huit de ces pièces dans une vente aux enchères en Suède. Elles sont aujourd’hui installées dans les salons ouverts aux occupant·e·s des luxueuses chambres à louer de la propriété, aux côtés d’œuvres signées Alighiero Boetti et Salvador Dalí.

Autre pionnier de l’œnotourisme, le Château Smith Haut Lafitte a construit sa collection sur des coups de cœur. Lorsque Florence et Daniel Cathiard, fondateurs du groupe Go Sport, rachètent le domaine dans les années 1990, un lièvre monumental de Barry Flanagan y trouve rapidement sa place dans un parcours baptisé « La Forêt des sens ». Sur ces mêmes terres, de l’autre côté de la petite route, l’hôtel et spa cinq étoiles Les Sources de Caudalie accueille une clientèle raffinée depuis 1999. Du haut du clocher qui fait face au château, Florence Cathiard contemple le banc d’Ernesto Neto, acheté sur photo au off de la FIAC, qui signale l’entrée de la boutique. Plus loin, la sculpture d’Anthony Caro, achetée chez Max Hetzler à Art Basel, et les escaliers de Charles Hadcock, issus d’une vente privée Sotheby’s Londres, scandent le paysage.

En 2016, Florence Cathiard s’éprend du serpent mythologique de Huang Yong Ping, qu’elle repère à Monumenta, au Grand Palais. « Kamel Mennour m’a gentiment fait comprendre que cela n’était pas raisonnable – comprendre : hors budget ! – d'installer une sculpture de 185 mètres de long au milieu des vignes. Lorsque la galerie a démonté l’œuvre, elle a trouvé un bout de mâchoire et nous l’avons achetée ! », s’exclame Florence. L’artiste a ensuite ajouté une série d’assiettes pour former un banquet imaginaire. Kamel Mennour a également vendu des œuvres à l’homme d’affaires en œnologie Bernard Magrez, qui a acquis des propriétés viticoles de renom à partir des années 1980. « À l’époque, Bernard était fasciné par l’aura de François Pinault. Acheter de l’art pour ses vignobles était un peu une histoire d’image sociale », explique le galeriste, qui lui a vendu une sculpture de Shen Yuan pour son château Labottière, aujourd’hui transformé en institut culturel.

D’autres galeristes ont entrepris des collaborations publiques, qui favorisent l’accès à une clientèle intéressante. Ami de longue date de Jean-Michel Cazes, le propriétaire du Château Lynche-Bages, le galeriste Daniel Lelong a inauguré une série d’expositions monographiques au domaine avec Pierre Alechinsky en 2001. L’année suivante, Antoni Tàpies investissait les chais historiques, avant de laisser la place, en 2023, à Fabienne Verdier. Le Winter Scape de cette dernière a trouvé une place pérenne dans les chais contemporains en béton brut de décoffrage, tandis qu’une œuvre de Tàpies est installée dans l’hôtel quatre étoiles du domaine. Cette année, jusqu’au 31 octobre, Lynch-Bages accueille des toiles de Marc Desgrandchamps.

Souvent porté·e·s par des histoires familiales ancrées dans leur territoire depuis plusieurs générations, les propriétaires de château bordelais soutiennent également les institutions culturelles locales. En 1957, Marie-Antoinette de Sigalas prêtait les murs de ses chais de Sigalas-Rabaud aux élèves des Beaux Arts de Bordeaux pour exposer leurs travaux. « Ma grand-mère avait promis d’acquérir une œuvre pour soutenir le projet… et au final, elle a tout acheté ! », s’amuse Laure de Lambert Compeyrot, directrice de la Route des Vins de Bordeaux en Graves et Sauternes, le regard tourné vers la quinzaine de peintures qui ornent la propriété. Lorsque la ville de Bordeaux égrène des sculptures de Bernar Venet sur son territoire en 2007, le philanthrope américain Robert G. Wilmers propose d’accueillir temporairement une de ses œuvres monumentales au Château Haut-Bailly. Posé sur la pelouse près du grand magnolia, l’arc en acier n’en est jamais reparti.

Réputée traditionaliste, la région bordelaise surprend par sa réactivité, ravivée par une volonté de valoriser ses millésimes dans un marché international fortement concurrentiel. Pour preuve, les nouveaux chais de « starchitectes » se développent dans les années 2010. En 2011, le Château Cheval Blanc a ainsi fait appel à Christian de Portzamparc pour respecter les principes HQE (haute qualité environnementale), tandis qu’en face, au Château La Dominique, Jean Nouvel a érigé un chai en camaïeu de pourpre inspiré du processus de vinification. À Saint-Estèphe, le Château Cos d’Estournel a laissé à Jean-Michel Wilmotte le soin de scénographier la mise en place du premier chai gravitaire – une tendance qui enrichit encore ce terroir spectaculaire, à quelques heures seulement de Paris en train.

Légendes et crédits

Maïa Morgensztern est journaliste spécialisée en art et culture et animatrice radio basée à Londres. Elle a étudié l’histoire de l’art à la Sorbonne, à Paris, et au Smithsonian Institution, à Washington DC.

Traduction anglaise : Art Basel.

Légende pour l’image en en-tête : Cuves de vin au Château Cheval Blanc. Photographie par deepixstudio.

Publié le 19 septembre 2025.