Imaginez un monde que vous pouvez construire de toute pièce. Un vœu risqué en politique, peut-être – mais en art ? Un point de départ stimulant. Depuis plus d’un siècle, les artistes se tournent vers l’animation, sous toutes ses formes, pour donner vie à leurs idées. Qu’elle soit en volume, en 2D ou 3D, dessinée à la main, générée par ordinateur ou algorithmique, l’animation est une narration qui n’est pas entravée par la réalité. C’est ce qui en fait un outil si puissant pour transformer le monde qui nous entoure : il n’y a pas de limites à ce qui peut être exploré.

Que de chemin parcouru depuis les débuts de l’animation, au début des années 1900, lorsque les artistes et les réalisateur∙rice∙s n’avaient pour ainsi dire à leur disposition que les trucages de caméra et les croquis image par image ! Dès l’apparition de l’animation par ordinateur, dans les années 1960, des artistes (tel Harold Cohen) se mirent à explorer son potentiel à des fins autres que commerciales, en lui apportant leur propre patte avant-gardiste. Au début du 21e siècle, alors que la technologie progressait de manière exponentielle, l’informatique personnelle devint plus accessible à un nombre croissant d’utilisateur∙rice∙s, dont les artistes. Aujourd’hui, en 2024, ces outils numériques n’ont jamais été aussi nombreux ni autant à portée de main, offrant à ceux∙elles-ci la capacité inédite de modeler leur travail en fonction de ce qu’il∙elle∙s souhaitent créer.

Pour cette nouvelle édition de la Biennale de l’image en mouvement (BIM’24), qui se tient sous le commissariat de Nora N. Kahn et d’Andrea Bellini au Centre d’art contemporain Genève, 15 artistes du monde entier ont été invité∙e∙s à produire une œuvre originale. Il∙elle∙s sont parmi ceux∙lles qui représentent le mieux ce à quoi ressemble l’art réalisé à partir d’images en mouvement aujourd’hui, des plus subtiles interventions numériques aux plus librement stylisées. Et bien que l’on observe une diversité des approches esthétiques, quelques tendances émergent autour de la distorsion, de la mémoire, de la résistance politique et de la ligne floue entre fiction et réalité.


L’artiste Danielle Brathwaite-Shirley travaille avec l’animation, le son, le texte et la conception de jeux vidéo pour créer des mondes virtuels centrés sur les trans noir∙e∙s, offrant un rôle à un groupe de personnes historiquement exclues et oubliées. En tissant des histoires fictives avec des expériences vécues, l’artiste britannique, qui vit et travaille à Berlin, crée des archives vivantes à l’intention de cette communauté – passée, actuelle, future. Pour BIM’24, elle présente un roman visuel en mode jeu vidéo, ​​NO SPACE FOR REDEMPTION? (2023). Comme nombre de ses œuvres, celle-ci est interactive, forçant le∙la spectateur∙rice à s’engager en tant que participant∙e actif∙ve avec l’art. Une histoire se développe autour de la découverte d’un cadavre, agissant en partie comme un commentaire sur le trauma porn et la soi-disant cancel culture. À différents moments du récit, du texte défile sur l’écran pour demander au public de décider de ce qu’il faut faire ensuite, comme les invites d’un jeu vidéo. C’est cette interactivité qui compte lorsqu’on se positionne politiquement sur la manière dont les trans noir∙e∙s méritent d’être reconnu∙e∙s et commémoré∙e∙s. Avec une telle qualité d’animation, de colorimétrie et de son, c’est comme si Danielle Brathwaite-Shirley nous disait : l’enjeu est trop important pour se contenter de passer par là, de jeter un coup d’œil et de continuer son chemin. Vous devez vous impliquer avec nous.


Le duo d’origine palestinienne, et basé à New York et à Ramallah Basel Abbas et Ruanne Abou-Rahme, respectivement chypriote et américaine, travaille au confluent de l’image, du son et du texte. Ses œuvres s’articulent autour de la manière dont la violence, l’occupation, les déplacements et les traumas affectent des communautés en Palestine et ailleurs dans le monde arabe. Le projet multidimensionnel May amnesia never kiss us on the mouth (2020-en cours) explore ces sujets dans des espaces aussi bien physiques que virtuels. En s’appuyant sur les archives qu’ils rassemblent depuis plus de dix ans, les deux artistes empruntent à la fois à la performance et à la mémoire. C’est dans ce vaste projet que s’intègre l’œuvre qu’ils présentent à BIM’24, qui se concentre sur l’impossibilité de vivre dans un état de deuil perpétuel. Des morceaux de textes ressemblant à des poèmes, et des vidéos de paysages et d’habitant∙e∙s de leur pays d’origine surgissent à l’écran, mettant au jour la frontière ténue entre existence et effacement. En appliquant une distorsion numérique aux couleurs et au son, Basel Abbas et Ruanne Abou-Rahme relaient le sentiment de vivre dans un monde fracturé. Comment peut-on pleurer ses morts, encore et toujours, et espérer continuer à vivre ? Quelle sorte de foyer peut accueillir une terre brûlée ? Voilà le genre de questions que pose l’œuvre à son public. Devant l’ampleur de la dévastation dans la région, devant tant de destruction et de pertes, l’urgence de ce travail n'en est que plus évidente.

Pour Aziz Hazara, la géopolitique des déplacements constitue un champ d’exploration permanent. L’artiste multidisciplinaire, né en Afghanistan et aujourd’hui basé entre Berlin et Kaboul, a, sa vie durant, connu la guerre, le conflit et l’occupation. Dans ses œuvres précédentes, dont le très remarqué Bow Echo (2019), qui comprenait cinq panneaux vidéo montrant chacun un garçonnet soufflant dans un cor en plastique au sommet d’une colline tout en luttant contre les bourrasques, Aziz Hazara occupe l’espace situé juste en deçà du réalisme. Au premier regard, on peut prendre en partie son travail pour du cinéma-vérité, mais ses choix en termes de cadrage, de paysage sonore et de distorsion nimbent chaque plan d’une atmosphère troublante. Ainsi en est-il de Nowruz (2024), la contribution de l’artiste à BIM’24 (du nom de la fête du nouvel an perse). Cette vidéo à canal unique avec son est un film d’un vrai être humain, mais il comprend des effets d’animation ajoutés numériquement – jouant sur l’opacité et l’exposition, par exemple, ou faisant glisser le personnage dans Photoshop. Au début du film, alors que nous comprenons qu’il est en exil, ce personnage apparaît englué dans une conversation téléphonique où il parle un français approximatif. La discordance entre le désir de rentrer chez soi et le fait de se retrouver coincé∙e quelque part, surtout un jour de fête, résonne en nombre d’entre nous. Les choses prennent une tournure inquiétante lorsque nous glissons dans la fenêtre Photoshop, où notre personnage se voit remettre une tenue grâce à ce logiciel bien commode. Vêtu de neuf, l’homme apparaît alors face caméra, avant de se retourner en silence pour regarder derrière son épaule, laissant le∙la spectateur∙rice désorienté∙e. C’est cela, le sentiment de déplacement qui se trouve au cœur du travail d’Aziz Hazara.

Diego Marcon verse, lui aussi, dans l’inquiétude. L’artiste basé à Milan travaille avec une diversité de styles et de médiums, dont l’animation, le son, le film et l’installation, mêlant structures intellectuelles et émotionnelles pour brouiller la frontière entre ce qui est réel et ce qui ne l’est pas. Ses œuvres vont de courts métrages réalisés sans caméra à d’importantes productions nécessitant toute une équipe – mais quelles qu’en soient la durée ou la dimension, elles nous proposent toutes un regard pertinent sur la société contemporaine. Son film musical The Parents’ Room (2021), présenté à la Biennale de Venise 2022, utilisait de la vidéo numérique transférée d’un film 35 mm avec une animation CGI. Les personnages animés qui donnent vie au sujet sombre du film – meurtre et suicide – ont cet air à la fois mièvre et dérangeant des célèbres poupées américaines « Cabbage Patch Kids ». On retrouve cette ambivalence dans l’œuvre présentée à BIM’24, un nouvel opus intitulé La Gola (2024), décrit comme un « mélodrame épistolaire ». Associant là encore du film 35 mm et du CGI, il dépeint, sans économie d’effets glauques, un repas en regard d’une santé déclinante. C’est cette intersection subversive qui fait que le travail de Diego Marcon nous affecte autant. Comment aborder quelque chose de si reconnaissable et de si pervers ? Cette tension nous oblige à rester assis en plein inconfort – un sentiment que le style de Diego Marcon saisit à merveille.

Ainsi qu’en témoignent ces œuvres, l’animation d’aujourd’hui est complexe et subtile, mais elle touche aussi au cœur de ce qu’est l’art de qualité : inciter à s’arrêter et à réfléchir. Pas de rapide coup d’œil qui tienne avec les images en mouvement.

Crédits & Légendes

Grace Edquist est rédactrice artistique et directrice de la rédaction du magazine Vogue. Elle vit à New York.

Traduction : Carole Cohen. 

Légende de l'image en pleine page : Danielle Brathwaite-Shirley, NO SPACE FOR REDEMPTION? (détail), 2023. Avec l'aimable autorisation de l'artiste & Centre d'Art Contemporain Genève pour la BIM'24.