Ce mois d’octobre, à Paris, les amateur∙rice∙s de cuisses de grenouille trouveront place Vendôme bien plus qu’un simple avant-goût. Dans le cadre du Programme Public d’Art Basel, Kermit la grenouille un gigantesque ballon à l’hélium – va planer au-dessus de Paris. Mais cette référence malicieuse à l’enfance américaine, avec ses joues dégonflées et sa tête pantelante, a ici une allure étrange et pathétique. Le lundi 20 octobre, les visiteur∙euse∙s pourront croiser sous ce ballon une joyeuse troupe d’artistes en costumes de Kermit, comme si le monde entier était une scène de carnaval. Il se peut que l'un∙e d'entre eux∙elles ne soit nul autre que son créateur :le virtuose américano-vénézuélien de l’étrange, Alex Da Corte, dont l’imagination transforme la familiarité en magie décalée.

Pour en savoir plus sur l’histoire de la grenouille volante d’Alex Da Corte – officiellement intitulée Kermit the Frog, Even en référence malicieuse à La Mariée mise à nu par ses célibataires, même de Duchamp (alias Le Grand Verre) – nous nous sommes entretenus avec l’artiste sur les origines de sa sculpture, ses rêves de jeunesse de travailler pour Disney, et ses réflexions sur l’IA.

Andrew Goldstein : Quand j’ai appris que vous ameniez votre sculpture de Kermit la grenouille place Vendôme, j’étais enthousiaste, car je me souviens en avoir vu une version en 2018 dans l’exposition Art Basel Cities de Cecilia Alemani. Si je me souviens bien, l’inspiration venait d’un incident lors de la parade de Thanksgiving 1991 à New York. Quelle est l’histoire de cette sculpture ?

Alex Da Corte : La parade de Thanksgiving de Macy’s présentait chaque année une nouvelle mascotte, comme Snoopy, Mickey Mouse, Betty Boop, ou Kermit la grenouille. Et en 1991, Kermit s’est accrochée à quelque chose, et une partie de sa tête s’est déchirée. Le plus étrange c’était que seule sa tête s’étant dégonflée, elle était entre deux vies, deux états.

L’idée de votre Kermit la grenouille géante volant au-dessus de la place Vendôme avec sa tête dégonflée me fait penser à une sorte d’existentialisme américain. Je ne peux qu’imaginer comment les visiteur∙euse∙s français∙es et internationaux∙ales interprèteront ce symbole de la culture américaine compte tenu du paysage politique actuel. Ce contexte a-t-il traversé votre esprit ?

Toujours. Cette œuvre a été réalisée début 2018 alors que nous ressentions pour la première fois ce climat si particulier. Mon intérêt pour Kermit est né de cette réflexion : « Ce n’est pas facile d’être vert ». D’un côté, vert signifie énergie verte, être conscient de l’environnement ; de l’autre, cela renvoie également à un extraterrestre, à une marginalisation, et à la difficulté que cela implique. Ici nous voyons Kermit le porter clairement sur son visage – la façade tombe quand la caméra n’est pas braquée sur vous, vous laissez tomber le masque et laissez vos sentiments transparaître.

Ce qui est intéressant – et nécessaire – dans l’œuvre, ce sont les artistes dévoilant la mascarade : leur seule tâche est de continuer à sourire et à avancer. Vous ne savez pas qui regardera, mais vous ne pouvez pas laisser transparaître la peur qui vous traverse en voyant le ballon descendre sur vous ; en clair c'est soit vous soit nous.

Revenons sur vos débuts en tant qu’artiste. Vous avez eu deux expériences artistiques formatrices précoces, en découvrant le plafond de la chapelle Sixtine de Michel-Ange et en apprenant à dessiner Snoopy. Pourriez-vous en parler ?

Quand j’étais jeune, nous avions une affiche du Jugement dernier de la chapelle Sixtine à la maison. Je la regardais toujours. J’étais attiré par les anges et les démons, la dramaturgie, et la façon dont à mes yeux elle occupait l’espace. J’étais très intéressé par le supposé autoportrait de Michel-Ange dans la dépouille de Saint Barthélemy, et par les histoires et contextes intégrés dans l’œuvre, comme sa relation tendue avec le Pape. Tout cela était cool. C’était un procédé : la peinture sensationnelle avec des images mythiques ou métaphoriques pour raconter des histoires sur la condition humaine fondamentale.

L’autre est venue alors que je vivais à Caracas, au Venezuela. Ma mère, originaire des États-Unis, ressentait une vraie solitude – elle ne parlait pas la langue – et elle cherchait un moyen de communiquer avec la famille de mon père là-bas. Elle dessinait pour tout le monde. Nous étions assez jeunes pour apprendre à dessiner, alors elle a appris à tout le monde à dessiner Snoopy ou Mickey Mouse – ces personnages américains. C’est devenu une sorte de langage d’amour pour moi, me permettant de communiquer avec mes cousins.

Votre premier rêve était de devenir animateur chez Disney, est-ce vrai ?

Oui. C’était vraiment mon rêve. Curieusement – peut-être en revenant à Michel-Ange – dans les années 80, quand je m’intéressais à l’animation, une partie de la méthodologie pour les animateur∙rice∙s consistait à ne pas étudier comment dessiner un dessin animé, mais comment dessiner la vie. Iels utilisaient la rotoscopie, mais dessinaient aussi d’après nature, donc vous deviez regarder Eadweard Muybridge (1830-1904) [pionnier britannique de la photographie, ndlr], les figures anatomiques d’Albinus (1697-1770) [anatomiste néerlandais, ndlr].

Alors quand j’ai commencé à me former activement à la pratique artistique, je ne faisais que ça, dessinant des bouteilles, des modèles, des plantes de façon très méthodique. Quand je suis allé à la School of Visual Arts à New York (SVA) pour étudier l’animation, c’était à l’ancienne – tout sur papier, peinture sur cellulose, tournage sur film. Mais c’était juste au moment où ils commençaient à introduire une technique numérique de création. En voyant l’IA arriver, j’ai pensé : « Je ne sais pas si l’animation est pour moi après tout – et je ne sais pas si le numérique est pour moi non plus. » J’ai tourné une page et j’ai déménagé à Philadelphie où j’ai étudié la gravure.

Vous avez mentionné comment le virage numérique dans l’animation vous a incité à quitter SVA et à réorienter votre carrière. On peut s'attendre à Hollywood à ce que les outils de réalisation de films par IA accélèrent considérablement les délais de production et réduisent les coûts, particulièrement dans l’animation. Pensez-vous à l’IA comme un outil potentiel pour votre propre travail, ou êtes-vous plutôt dans le camp du « Réveillez-moi quand ce sera fini » ?

Je suis un luddite – pas totalement « Réveillez-moi quand ce sera fini », mais un luddite [désigne quelqu'un qui dédaigne les nouvelles technologies et l'informatique, ndlr]. Ce qui est formidable avec le travail vidéo que je réalise pour les espaces muséaux, c’est que je peux travailler au rythme qui me convient. En ce moment, je travaille sur une pièce qui en est à sa cinquième année, avec l’espoir de la terminer l’année prochaine. C’est une animation en stop-motion, et elle prend le temps qu’elle doit prendre, parce que tout se fait image par image. Cela ne signifie pas que pour moi quelque chose qui prend six ans est mieux que quelque chose qui prend une semaine et est fait par l’IA – je ne peux pas en parler. Mais pour moi, le plaisir est dans le cheminement.

Voyez-vous votre façon de travailler comme délibérément en opposition au numérique ?

Non. Je ne suis pas opposé au numérique parce que, d’une certaine façon, il offre aux gens tant de nouveaux emplois. Mais je me souviens aussi de l’introduction de la machine Xerox quand Disney a fait Les 101 Dalmatiens, et combien de personnes ont perdu leur emploi parce que la nouvelle machine a accéléré une sorte de réplication – traçant des points et des traits de ligne pour faire toutes ces taches. C’était une grande avancée – « Nous pouvons produire cela plus vite » – mais si vous regardez La Belle au bois dormant ou Cendrillon, dans les visages des personnages il y a de multiples couleurs, des tons de beige, gris, violet, bleu, vert dans les traits de ligne. Après Les 101 Dalmatiens, dès qu’ils commencent à reproduire avec une machine Xerox, les traits de ligne deviennent noirs, plats. Ça donne l’impression d’être une bande dessinée.

Votre récente rétrospective de mi-carrière au Modern Art Museum of Fort Worth au Texas a été un hommage à l’étendue et à la puissance de votre travail depuis la peinture et la sculpture jusqu'aux installations et aux films. Où espérez-vous aller ensuite ? Y a-t-il un nouveau format qui vous attire au-delà du film ?

J’écris un opéra depuis cinq ans – ce qui est particulièrement fastidieux. Donc c’est toujours possible de prendre de nouveaux virages dans ma production . Je ne sais pas ce qui se profile, mais alors que des idées me viennent – alors que je pense au prochain projet – c’est un moment agréable, un espace de liberté où je peux rêver et être ouvert, je suis comme une éponge. J’essaie en ce moment de ne pas trop planifier. Juste de laisser aller les choses.

Crédits et légendes

Miu Miu est le Partenaire Officiel du Programme Public.

Kermit the Frog, Even d’Alex Da Corte est présenté par Sadie Coles HQ. Ouvert du 20 au 26 octobre. Accès gratuit. Découvrez le Programme Public ici.

Un dispositif de médiation est assuré tous les jours du 21 au 26 octobre 2025 de 14h à 17h30 par les élèves de l’École du Louvre.

Andrew Goldstein est consultant stratégique travaillant à l’intersection de l’art, des médias et de la technologie ; il est l’ancien rédacteur en chef d’Artnet News.

Traduction française : Art Basel.

Légende de l'image d'en-tête : Vue de performance, Alex Da Corte, Kermit the frog, Even, Fridericianum, Kassel, 07 septembre 2024. © Alex Da Corte. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et du Fridericianum, Kassel. Photographie de Nicolas Wefers.

Publié le 10 Octobre 2025.