On n’échappe jamais au corps d’Anna Maria Maiolino dans son œuvre : bien sûr largement présent physiquement dans les cinq décennies de performances et de vidéos de l’artiste brésilienne, il constitue également une inspiration majeure pour la sculpture tactile et le dessin abstrait vers lesquels elle s’est tournée par la suite, chaque œuvre portant la trace de sa propre production.
Fernanda Brenner, co-commissaire (avec Sébastien Delot) de « Je suis là. Estou aqui », présentée par l’artiste octogénaire au musée Picasso, à Paris, jusqu’à l’automne, espère que l’exposition « présentera l’œuvre d’Anna Maria Maiolino comme une déclaration active de présence plutôt qu’une rétrospective historique ». D’où le titre « Je suis là ».
Anna Maria Maiolino est née en 1942 dans le sud de l’Italie, mais sa famille a émigré au Venezuela en 1954, puis à Rio de Janeiro quatre ans plus tard. Elle a obtenu son diplôme de l’Escola de Belas Artes (École des beaux-arts) aux côtés d’artistes comme Antonio Dias et Rubens Gerchman, son futur époux, juste au moment où le coup d’État soutenu par les États-Unis éclatait au Brésil, menant à une dictature militaire.
Anna Maria Maiolino, qui n’accorde plus d’entretien, confiait en 2012 à la curatrice Helena Tatay : « Je me suis retrouvée à nouveau immigrante, sans parler portugais. J’avais l’impression d’être sur des sables mouvants, perpétuellement anxieuse ; ce qui me faisait tenir, c’était ma recherche obstinée d’un langage, mon obsession de devenir artiste. » Elle trouve rapidement des pairs dont la pensée est aussi radicale que la sienne ; en 1967, elle signe la Déclaration des principes fondamentaux de l’avant-garde, un manifeste appelant l’art à « s’étendre à tous les domaines de la sensation et de la conscience de l’homme », rejoignant de grand·e·s artistes brésilien·nne·s de l’après-guerre tel·le·s Hélio Oiticica, Lygia Pape et Lygia Clark.
Ses premières œuvres sont ouvertement politiques, exposant la réalité sociale d’un gouvernement nourri par la censure et le machisme : le film super 8 In-Out (Antropofagia) (1973) présente une série de gros plans grotesques de bouches masculines et féminines scotchées, obstruées par un œuf ou régurgitant de la ficelle. Aujourd’hui encore, ses performances font grimacer : X (1974) par exemple, de la série « Fotopoemação » (« Action photo-poème »), présente plusieurs cadrages serrés de l’artiste apposant les lames d’une paire de ciseaux contre sa langue et ses yeux. Dans la même série, Por um fio (D’un fil) (1976), l’une de ses œuvres les plus emblématiques, dans laquelle l’artiste s’est photographiée entre sa mère et sa fille avec une ficelle les reliant par la bouche, évoque les histoires de violence genrée transgénérationnelle et de solidarité féminine.
En 2009, Anna Maria Maiolino rédige une série de notes portant un regard rétrospectif sur son travail : « J’ai fait usage de mon propre corps à ce moment particulier, non pas comme une simple métaphore, mais comme une vérité, quelque chose qui appartenait au domaine du réel. » Entrevidas (1981), par exemple, propose aux spectateur·rice·s de se déplacer au milieu de plusieurs centaines d’œufs disposés au sol ; symbole de vie, l’œuf représente aussi la menace permanente d’être violemment brisé. Fernanda Brenner explique que cette mise en avant de la fragilité de l’existence était une réaction vis-à-vis de l’époque. « Anna Maria Maiolino est devenue l’un des instruments de la résistance artistique du pays pendant la dictature militaire. Sa performance Entrevidas est désormais considérée comme une œuvre emblématique de l’art politique brésilien de cette période. Sa pratique a contribué à redéfinir l’art brésilien au-delà des contraintes nationalistes. » L’artiste a récemment remis l’œuvre en scène devant le Musée d’art de São Paulo, à l’occasion de l’extension de l’institution ; cette fois, l’artiste elle-même a marché parmi les œufs, dans une allusion à la violence qui continue de frapper le Brésil.
Pourtant, Anna Maria Maiolino n’a jamais été qu’une artiste de performance. À ses débuts, elle créait des livres en papier découpé qui demandaient une action des lecteur·rice·s. Plus tard, elle a exploré la sculpture, avec des œuvres comme São 8 (Ils sont huit) (1993), des bâtons de ciment moulé d’un mètre disposés en tas, et la série « Cobrinhas » (« Petits Serpents »), dans laquelle se déploient ou s’empilent des boudins de poudre de marbre et de plâtre moulé.
La notoriété internationale d’Anna Maria Maiolino s’est considérablement accrue depuis qu’elle a reçu le Lion d’or à la Biennale de Venise en 2024. Pour cette manifestation, elle a rempli un ancien entrepôt situé derrière l’Arsenal de tortillons, mottes, torsades, spirales et autres anneaux d’argile irréguliers et façonnés à la main – des sculptures de la série « Terra Modelada » (1993-2024). « Son travail est unique dans l’histoire de l’art brésilien », affirme Marco Antonio Nakata, directeur de l’Institut Guimarães Rosa, l’agence gouvernementale qui promeut l’art brésilien à l’étranger. « Il est si multiple – seul Cildo Meireles était peut-être aussi polyvalent. Et même dans ses œuvres fortement politiques, Anna Maria Maiolino est attentive à l’esthétique. Il ne s’agit jamais seulement du message. »
L’intérêt d’Anna Maria Maiolino pour les lignes, qu’elles soient dessinées ou sculptées, découle de la proposition d’Entrevidas : comment passer du point A au point B. C’est une équation engendrée par sa propre migration et son statut initial d’étrangère au Brésil. Son travail a toujours porté sur le point de rencontre entre le personnel et le politique, sur la façon dont le corps, et particulièrement le corps féminin aliéné, interagit avec le monde qui l’entoure et les pressions qui s’exercent sur lui. « L’art d’Anna Maria Maiolino reflète une négociation constante entre déplacement et appartenance. Il est façonné par sa migration de l’Italie d’après-guerre vers l’Amérique du Sud politiquement instable », explique Fernanda Brenner. « Ce voyage a créé une fascination durable pour l’identité et les frontières – non seulement de territoires physiques, mais d’espaces entre ici et là-bas. »
Anna Maria Maiolino
« Je suis là. Estou aqui »
Musée Picasso-Paris
Jusqu'au 21 septembre 2025
Anna Maria Maiolino est représentée par la Galleria Raffaella Cortese (Milan, Albisola), Hauser & Wirth (Zurich, Bâle, Hong Kong, Londres, Los Angeles, New York, Paris, Somerset, Saint-Moritz) et Luisa Strina (São Paulo).
Oliver Basciano est un journaliste, critique et auteur basé dans le Minas Gerais ; il est l’auteur d’Outcast: A History of Leprosy, Humanity and the Modern World (Faber & Faber, 2025).
Traduction française : Art Basel.
Légende de l'image d'en-tête : Anna Maria Maiolino, _X_ II, série « Action photo-poème », 1974. Photographie de Max Nauenberg. Avec l'aimable autorisation de l'artiste et de Galleria Raffaella Cortese.
Publié le 27 juin 2025.