En collaboration avec Numéro art
Arthur Jafa occupe une place de choix dans « Corps et âmes », la nouvelle exposition de la Bourse de Commerce. Le photographe et vidéaste basé à Los Angeles y présente trois de ses plus grands films, notamment Love is the Message, the Message is Death (2016), vibrant hommage à la culture afro-américaine, salué par la critique et le public. L’occasion de se plonger dans l’univers de cet alchimiste de l’image, capable de transformer références pop et archives historiques en puissantes méditations visuelles.
Cyrus Goberville : La musique noire a toujours tenu une place importante dans votre travail. Comment la définiriez-vous ?
Arthur Jafa : Je crois qu’elle fait partie intégrante de ce qui oppose la vision africaine du monde et le rapport qu’ont les Occidentaux au temps et à l’espace. La musique noire, la black music en tant que forme culturelle, a dominé le 20e siècle. Il suffit de considérer sa portée : il n’y a pas que les Noir·e·s qui aiment la musique noire ; c’est ça, le truc. La musique black est un produit de l’Occident tout entier. Lorsqu’on parle de “musique noire”, c’est assez dingue de voir à quel point tout le monde part du principe qu’elle a évolué à partir de la musique traditionnelle africaine – mais la réalité c’est que celle-ci n’a absolument rien à voir avec l’idée que les gens s’en font. Je pourrais vous en faire écouter des tas d’exemples. Et même si l’on s’en tient à la musique noire en tant que telle, est-ce qu’il vous viendrait à l’idée de confondre Billie Holiday avec Jimi Hendrix, ou Jimi Hendrix avec John Coltrane, ou John Coltrane avec Jay-Z ? Il y a une infinité de réalités. Essayer de comprendre en profondeur la musique noire, c’est juste une autre manière de tenter de comprendre la blackness. Parce que la musique n’est pas la seule, mais qu’elle est, sans aucun doute, la plus saillante des expressions de l’expérience existentielle des Noir·e·s dans le monde occidental.
Comment décririez-vous les liens complexes que votre travail entretient avec la musique ?
J’ai parfois un rapport assez ambivalent à la musique dans mon travail, parce que j’ai le sentiment qu’elle possède une puissance incroyable. C’est presque comme si, en mettant de la musique sur à peu près n’importe quoi, on pouvait arriver à le rendre intéressant, littéralement. Lorsqu’on trouve un vestige du passé, sans savoir de quand date cet artéfact, on peut se tourner vers une datation au carbone 14. En mettant de la musique sur une réalisation visuelle, j’ai presque l’impression qu’on fait une sorte de datation bizarroïde au carbone 14. Je n’aime pas employer le terme “authenticité”, mais la puissance et la profondeur de ce qui se passe au niveau visuel vont être conditionnées par la façon dont la musique se met en relation avec les images.
Vous avez travaillé avec Stanley Kubrick sur son dernier film, Eyes Wide Shut (1999). Le rapport à la musique dans votre travail a-t-il été, en partie, influencé par la manière dont Kubrick se sert du son quand il le met sur des images ?
La scène du monolithe dans 2001 : l’Odyssée de l’espace est, sans doute, le plus ancien exemple auquel je puisse penser d’un réalisateur se servant de cette façon de la musique classique sur des images. C’est une archive géniale sur la différence entre son et image. Chez Kubrick, il y a toujours une dimension satirique : la musique est extérieure à l’image que vous avez sous les yeux. Dans certains de ses films où la musique correspond effectivement à la période, comme dans Orange mécanique ou même Barry Lyndon, la façon dont elle interagit avec la narration est néanmoins très ironique. C’est le cas aussi dans Full Metal Jacket où, bizarrement, on ne se souvient pas du tout de la musique. La seule chose dont je me souvienne, c’est le moment où les soldats se mettent à chanter – ils chantent en chœur la chanson de Mickey Mouse. Je sais qu’il doit y avoir de la musique ailleurs dans le film, mais on a presque l’impression d’être chez Robert Bresson, avec une absence de musique.
Comme pour la scène de la gare de Lyon dans le film de Bresson, Pickpocket (1959), où ce sont les bruits de pas qui donnent le rythme à toute la séquence…
C’est la seule chose que l’on entend, en effet. Simplement quelques petits détails sonores qui font que cela fonctionne. C’est drôle que je m’identifie davantage à l’usage que fait Bresson de la musique, alors qu’en réalité, dans mes vidéos, je me sers de la musique en jouant beaucoup sur l’émotion, pour créer une atmosphère. Au cinéma, je n’aime pas tellement l’idée que la musique vous dicte, scène après scène, ce que vous devez penser. Kubrick ne fait pas ça non plus. Son recours à la musique est très différent – dans ses films, elle relève presque de la création d’auteur ·rice, elle est là pour projeter une certaine lumière sur ce que l’on voit. Mais chez lui, il est très rare que la musique vienne souligner de façon littérale les émotions d’un personnage. Contrairement, par exemple, à ce que fait Martin Scorsese, qui se sert de la musique de manière beaucoup plus intégrée. Si on pense à Mean Streets ou à Taxi Driver, elle est là, avant tout, pour créer une atmosphère.
En parlant de Taxi Driver (1976). En 2024, vous avez présenté le très ambitieux *****. Cette œuvre est un remake de l’une des dernières séquences du film de Martin Scorsese, où Travis Bickle [joué par Robert De Niro] descend des types dans un bordel d’East Village pour sauver Iris [Jodie Foster]. Dans le film de Martin Scorsese, Sport, le proxénète [joué par Harvey Keitel] est un Blanc. Lorsque vous avez appris que l’intention de départ du scénariste, Paul Schrader, était que Sport soit afro-américain, vous avez décidé de “restaurer” le film en y introduisant des acteurs noirs, à l’exception de Robert De Niro et Jodie Foster.
C’est ça, le changement de couleur ! Des ami·e·s à moi – des ami·e·s noir·e·s – m’ont dit sans hésitation : “Mais pourquoi veux-tu refaire le film pour que les bonnes personnes se fassent buter ?” Je leur ai répondu que je voulais juste rendre le film fidèle à lui-même, en l’éloignant de cet artifice fallacieux, ou contradictoire – simplement en faire une restitution qui dise ce qu’elle pense vraiment, même si ça pue. Pour qu’on puisse le voir tel qu’il est, sans recourir à ces stratégies qui perturbent votre capacité à interpréter ce que vous avez sous les yeux. Ce type d’intervention porte un nom en français : un “détournement”. Ce que j’ai cherché à faire, c’est à corriger le film, ou à retirer certaines parties pour révéler sa véritable nature.
Depuis que j’ai vu *****, le disque de Stevie Wonder m’obsède complètement. Pourquoi avoir utilisé sa chanson As, qui est un morceau très joyeux, au moment où le mac est encore dans la rue, juste avant une scène aussi dramatique ?
En 1976, tout le monde écoutait cet album, Songs in the Key of Life. Je me souviens de cette période dans ma propre vie d’adolescent. Dans ma famille, pendant deux ans, nous n’avons rien écouté d’autre. Ça envahissait tout à la maison. Et As constitue, je crois, le morceau le plus emblématique de tout l’album. Assez apocalyptique, au sens biblique du terme. C’était juste une manière pour moi de dire : “Bon, alors, ce proxo, vous croyez savoir ce qui se passe dans sa tête, mais vous n’avez pas idée de ce qui se passe dans la tête des Noir·e·s.” En outre, cette musique correspond bien à la période, parce que Taxi Driver et Songs in the Key of Life sont tous les deux sortis en 1976, même si le disque avait été enregistré plusieurs années auparavant.
Est-ce que vous écoutez de la musique d’aujourd’hui ?
Je suis curieux de tout. Depuis des années, je m’intéresse de près à Future. Comme on a pu le dire, il n’est peut-être pas le plus grand, mais il a plus d’influence aujourd’hui que Jay-Z.
Possédez-vous encore un grand nombre de disques ?
Oui, toujours – dont certains que je n’ai pas écoutés depuis trente ans – parce que j’ai l’intention d’écrire sur cette période-là de ma vie. Si je laisse un disque de côté, pour l’instant, je sais que, lorsque je l’écouterai, il fera directement remonter tous les souvenirs qui lui sont associés. La musique permet des associations très fortes, mais si on l’écoute tous les jours, elles se diffusent et se diluent. La musique se verrouille sur une période précise de votre existence, mais si cette période devient aujourd’hui, demain, après-demain, on perd la puissance de cet effet. L’album de Stevie Wonder Fulfillingness’ First Finale (1974), par exemple. Mon père passait ce disque tous les matins avant que je parte pour l’école, et je ne veux pas l’écouter avant de me sentir prêt à écrire sur cette période de ma vie. Je l’évite, littéralement, parce que je sais que si je l’écoute, ne serait-ce qu’une ou deux fois, même accidentellement, il me ramènera tout droit à cette époque-là.
Cet article fait partie d’une collaboration avec Numéro art. Consultez l’article sur le site de Numéro art ici.
Arthur Jafa est représenté par Gladstone Gallery (New York, Bruxelles, Rome, Séoul) et Sprüth Magers (Berlin, Londres, Los Angeles, New York).
Arthur Jafa
Jusqu’au 25 août 2025
Bourse de Commerce - Pinault Collection, Paris
Cyrus Goberville est responsable de la programmation culturelle de la Bourse de Commerce - Pinault Collection, Paris.
Légende de l'image d'en-tête : Vue d'installation de Love is the Message, the Message is Death, 2016, d'Arthur Jafa dans l'exposition « Corps et âmes » à la Bourse de Commerce – Pinault Collection, Paris, 2025. Pinault Collection © Arthur Jafa. Photo : Florent Michel / Pinault Collection.
Publié le 12 juin 2025.