Nous avions évoqué la Dame à la licorne au musée de Cluny, à Paris, mais le rendez-vous s’est finalement tenu à Londres : Caroline Achaintre a proposé d’aller voir une autre tapisserie, moins connue, plus surprenante, conservée dans une vitrine du Young V&A, du côté de Bethnal Green, dans l’Est de Londres : une œuvre anonyme, sans titre, datée de 1450-1500 et originaire de Suisse. L’élégante halle de fer où nous nous trouvons a été construite en 1872 pour abriter le premier musée public de la ville, avant d’être transformée en musée pour enfants en 1974. Elle a rouvert en 2023 après des travaux de modernisation – un extraordinaire terrain de jeu pour une artiste qui aime s’amuser.
Notre tapisserie est aussi mystérieuse que ludique. Deux hommes et une femme couvert·e·s de poils partagent l’espace avec deux chimères. L’accrochage surprend également : dans la même vitrine, un Paddington en peluche côtoie un étrange lapin sortant d’un œuf en papier mâché. « J’ai toujours aimé les musées de niche, les collections singulières. Ils stimulent l’imagination », commente Caroline Achaintre, arrivée à vélo depuis son atelier voisin de Hackney. Elle venait souvent lorsque sa fille était enfant, et avait été frappée par cette œuvre décrivant des humains et des bêtes à l’état sauvage avec des techniques sophistiquées. À un détail près : elle se la rappelait plus grande.
Dans ses œuvres, Caroline Achaintre pratique le tuftage, une technique qui consiste à insérer des fils à travers une toile. Cette pratique ancienne trouve une expression monumentale dans l’œuvre Gobbler (2025), un masque aux proportions monstrueuses qui sera présenté dans le secteur Unlimited d’Art Basel au mois de juin. Ce qui fascine Caroline Achaintre dans la tapisserie, c’est que l’image est dans le textile et non posée sur un support, comme en peinture par exemple. « Si j’ai commencé à travailler avec la laine, c’est que je voulais utiliser des matériaux domestiques, que je m’intéressais à l’étrange, à Sigmund Freud. J’aime penser le textile dans un contexte plus large, jusqu’au ready-made », dit-elle.
À ses débuts, elle s’est en effet tournée vers la sculpture, vers l’art préhistorique, et a regardé les travaux de Rosemarie Trockel, de Mike Kelley et de Paul McCarthy. Les œuvres de ces artistes ont une dose d’humour et de sauvagerie que l’on retrouve dans la mystérieuse tapisserie du Young V&A. Alors que nous la contemplons, elle remarque la façon dont sont figurés les fourrures, les poils, les échelles – ce qu’elle peut directement relier à son travail. Caroline Achaintre retrouve dans cette sarabande l’esprit de l’un de ses pays d’origine, l'Allemagne. « C’est une société moqueuse, qui exorcise le mal et les mauvais esprits. Cela vient de traditions anciennes de célébrations indomptées qui se tiennent quelques jours par an, pendant lesquelles les contraires s’inversent et que tout est possible. »
Peut-être y a-t-il aussi quelque chose de l’esprit anglais dans cette œuvre, un soin porté aux motifs qu’on retrouvera des siècles plus tard dans le mouvement Arts and Crafts. Caroline Achaintre n’a jamais cherché à marcher dans les pas de son chef de file, William Morris, mais sa pratique a néanmoins été nourrie par le contexte britannique. « Le fait d’avoir commencé à travailler en Angleterre, sur une scène plus ouverte aux traditions artisanales qu’en Allemagne ou en France, rendait moins nécessaire le fait d’expliquer ce que je faisais », dit-elle encore. Pendant ses études à Londres, elle a vécu dans la proximité de la scène post-punk, à l’époque – la fin des années 1980 – où les Young British Artists (YBAs) étaient à leur apogée. Ces humains couverts de fourrure pourraient-ils être comparés aux figures déguisées que l’on voit dans l’exposition consacrée à Leigh Bowery à la Tate Modern, qui se tient jusqu’à fin août ? « Il y a une vidéo dans laquelle le danseur et chorégraphe Michael Clark peigne sa crête. Ayant passé ma jeunesse dans des sous-cultures, comme la scène new wave et punk, cette vidéo m'a rappelé que parmi les punks, il y avait beaucoup de personnes timides qui portaient des vêtements extravagants comme protection, pour effrayer et séduire simultanément. Comme des paons déployant leur plumage pour attirer des partenaires. C’est quelque chose que je garde à l’esprit lorsque je crée des masques. »
Dans la tapisserie du Young V&A, la façon dont la femme est représentée est surprenante : « Tout son corps est couvert de fourrure sauf ses genoux et ses seins. Je me demande pourquoi les genoux ! Cela ne me semble pas être une question de séduction, mais d’indomptabilité. » L’homme barbu ressemble lui aussi à une bête, un gourdin à la main. « Cette arme est tissée d’une façon particulièrement réussie, comme certaines œuvres d’Anni Albers. »
Au premier plan se dessinent des collines, quasi abstraites. Elles sont parcourues par ce qui semble être un unique lapin représenté à plusieurs moments de sa course, dans une sorte de frise chronologique. « J’aime beaucoup ces jeux de perspective, de temps et d’échelle qui ne font pas vraiment sens. Ce premier plan ocre contraste avec l’arrière-plan noir, comme la forêt sur laquelle se détachent les feuilles d’arbres claires. Ici les couleurs ont passé ; ma palette est plus chatoyante. »
Enfin, trois grandes créatures traversent cette composition comme les images d’une pellicule de film. Affublées de couronnes à l’envers autour du cou, elles sont multiples, ambivalentes et complexes comme les œuvres de Caroline Achaintre, comme sa vision du monde, jamais dépourvue d’humour : un mouton à tête de dragon, un âne-dragon bleu avec sabots et pattes palmées, un dromadaire sur deux pattes de lion tenu en laisse dans un équilibre précaire – celui que l’artiste préfère, avec son museau levé. « Dans toute œuvre, il y a toujours la coexistence de plusieurs personas. Il n’est pas question de schizophrénie mais d’ambiguïtés. Ces animaux sauvages ont l’air un peu idiots, et pas vraiment dangereux. On dirait que les humains doivent s’occuper d’eux. » Et le lapin en est le premier étonné.
Caroline Achaintre est représentée par von Bartha (Bâle, Copenhague) et Art : Concept (Paris). Son œuvre Gobbler (2025) sera présentée par von Bartha en collaboration avec Art : Concept dans le secteur Unlimited d'Art Basel à Bâle 2025. Plus d'informations et billetterie ici.
Anaël Pigeat est critique d’art, editor-at-large pour le mensuel The Art Newspaper, journaliste pour Paris Match et commissaire d’exposition.
Toutes les photographies par Joss McKinley pour Art Basel.
Publié le 22 mai 2025.