À l’incontournable question sur la façon dont on vit à Beyrouth ces derniers temps, Joumana Asseily me répond : « Étonnamment bien, il y a des vernissages et des embouteillages. » Son tempérament conjugue l’esprit qui caractérise chacune des trois grandes villes de sa vie – la décontraction de Los Angeles, la sophistiquation parisienne et l’effervescence de Beyrouth. Elle rit, reprend son souffle, puis baisse la voix. « Tout est surréaliste. »

Joumana Asseily est la fondatrice de Marfa' Projects, une galerie qui tire son nom du mot arabe signifiant « port ». L’espace occupe deux garages accolés, longs et étroits, éclairés en façade par deux immenses vitrines. Au fond se trouvent un bureau et un petit espace dédié aux installations vidéo. La galerie donne sur l’une des innombrables petites rues qui quadrillent le quartier artistique de Beyrouth, à coup sûr le plus atypique et contrasté au monde. Comme le dit son nom, Marfa' Projects est à une encablure du gigantesque port de commerce et de la gare routière Charles Helou, qui relie historiquement la capitale libanaise au reste de la région. Bondé, bruyant, il est animé dès le matin d’une agitation fébrile, qui, si le regard ne pouvait se porter sur l’immensité bleue de la Méditerranée, serait probablement étouffant. Plus ancienne et plus large porte d’entrée de la ville, le quartier du port, à travers toutes les perspectives qui s’offrent au regard, ouvre à l’évasion. La succession de vieux bâtiments aux façades délabrées n’abrite que des bureaux de douane, des bureaux de change, d’expédition, des entrepôts, des entreprises de maintenance des navires, ainsi que de petits commerces : boulangeries (afran) et épiceries de quartier (kdakakeen).

« Tout est douanes. Tout est camions et hommes qui crient. C’est une fourmilière », explique Joumana Asseily avec affection. « Très central, ce quartier dégage une énergie particulière. Bouillonnant jusqu’au début de l’après-midi, il est déserté ensuite, et à partir de là, les rues nous appartiennent. Il y a des taxis qui partent de la route de Damas vers la Syrie. Il y a la mer. Il y a la gare routière. Ça respire. C’est tout un va-et-vient. »

Joumana Asseily a réuni un groupe d’artistes dont la diversité témoigne de l’esprit fondateur qui, dès l’origine, était au cœur de son projet : offrir un espace de contemplation de l’art, constituer une base de collectionneur·euse·s local·e·s, ou encore soutenir des artistes dont le talent justifiait une représentation sur la scène internationale. Joumana Asseily a exposé nombre de peintres figuratif·ve·s novateur·rice·s comme Tamara Al-Samerraei, Maysam Hindy, Omar Fakhoury et Talar Aghbashian. Elle expose le photographe Mohamad Abdouni, lauréat du prix Lafayette Anticipations en 2023. La cinéaste Rania Stephan a organisé une exposition majeure à Marfa' Projects à l’été 2016, qui présentait deux de ses œuvres vidéo – The Three Disappearances of Soad Hosni (2011) et Memories for a Private Eye (2015) – et a marqué un tournant majeur dans sa carrière. Elle a également confirmé la détermination et le sérieux des intentions de Joumana Asseily.

Elle a présenté les sculptures en béton musclées de Saba Innab, des installations multimédia de Lamia Joreige et Paola Yacoub qui sont aussi cérébrales que tactiles, des œuvres inclassables, à la fois tendres et puissantes, comme celles de Caline Aoun, Stephanie Saadé et Majd Abdel Hamid, ou encore le projet à l’humour décapant de Vartan Avakian et Ahmad Ghossein. Joumana Asseily a également réintroduit le travail de la peintre libanaise Seta Manoukian – initialement auprès du public local beyrouthin, qui n’avait pas vu de nouvelle toile d’elle depuis les années 1980, puis au monde entier. Joumana Asseily insiste sur la position de Manoukian : une artiste contemporaine pleinement engagée dans les questionnements liés à la position de peintre du 21e siècle, chez qui la longue mémoire de la violence politique (Manoukian a quitté le Liban durant les 15 années de guerre civile) se conjugue à une pratique spirituelle profonde : en deux décennies, elle a d’ailleurs été ordonnée nonne bouddhiste.

Comme Manoukian, Joumana Asseily a grandi au Liban pendant la guerre civile, bien qu’à un stade ultérieur du conflit. « Quand j’étais enfant, quand je jouais, c’était la guerre, et nous n’avions pas vraiment d’école pendant deux ou trois ans », se souvient-elle. « Je n’avais pas tant de jouets que ça. Mais je les imaginais, et je dessinais ce que j’imaginais. Je voulais probablement être artiste mais j’avais trop peur de le dire. »

Elle est partie pour Paris et a étudié l’architecture d’intérieur à Penninghen. Sa formation là-bas était intense. « J’ai eu des professeur·e·s incroyables », dit-elle. Elle a dû faire deux ans de dessin – nus, natures mortes, perspectives architecturales. Puis, à l’âge de 20 ans, Joumana Asseily est entrée dans une exposition de peintures de Mark Rothko au Musée d’Art Moderne de Paris. C’était en 1999, et c’était la première grande rétrospective de l’œuvre de Rothko dans la capitale française après la mort de l’artiste en 1970. « Ça m’a captivée », dit Joumana Asseily. « Les couleurs m’ont engloutie. C’était ma première expérience intense de l’art. »

Après cela, dit-elle, « j’ai toujours voulu créer un espace pour montrer de l’art. J’adorais la scénographie. » Joumana Asseily s’est établie à Los Angeles, puis, en 2005, est revenue à Beyrouth avec sa famille. Ce n’était pas un déménagement qu’elle voulait faire, et au début elle résistait. « J’avais cette idée que rien ne se passait ici, et que tout le monde était snob. » Petit à petit, elle a appris à connaître et finalement à comprendre les rouages internes de la scène artistique locale, qui était incroyablement dynamique à cette époque. Ashkal Alwan organisait le Home Works Forum et une école d’art agile et métamorphe connue sous le nom de Home Workspace Program. L’Arab Image Foundation faisait tourner des projets à travers le monde. Il y avait des festivals de cinéma à foison. Le Liban avait son premier pavillon national à Venise. Sfeir-Semler Gallery a ouvert dans un autre quartier populaire, Karantina, devenant la première galerie vraiment haut de gamme de la ville. Joumana Asseily a soutenu le Beirut Art Center (BAC), qui a ouvert en 2009, puis elle s’est impliquée dans le nouvel espace d’Ashkal Alwan, à côté du BAC à Jisr al-Wati. Elle a rejoint le conseil d’administration et a aidé à développer la bibliothèque. Cela lui a pris 10 ans, mais en 2015, elle était prête à se lancer seule.

« Je ne savais pas au départ que [Marfa' Projects] serait un espace commercial », dit Joumana Asseily. Elle se souvient avoir noté qu’il y avait de nombreuses institutions artistiques au Liban, mais que les artistes avaient encore du mal à gagner leur vie. Elle a commencé à rencontrer des galeristes à chaque fois qu’elle voyageait, leur demandant : « Est-ce que ça a du sens ? Comment ça marche ? »

Pour un pays qui a connu bien plus que sa juste part de catastrophes, tant naturelles que d’origine humaine – des tremblements de terre dans l’Antiquité à la guerre civile de la fin du 20e siècle et aux spasmes de violence régionale au 21e – ouvrir une galerie allait toujours être une entreprise risquée. Mais depuis les débuts de Marfa' Projects, l’économie du Liban s’est effondrée. Ses jeunes ont lancé une révolution passionnante qui a été vaincue par l’épuisement et la pandémie de COVID-19. Et puis, le 4 août 2020, le port, le quartier de Marfa' Projects, a explosé dans un horrible nuage rose de nitrate d’ammonium. Tout le monde a été traumatisé. La décision de se relever et de recommencer (ou pas) n’était ni facile ni évidente.

Joumana Asseily a décidé de rouvrir pour ses artistes, pour ses voisins, et pour la manière dont les arts et la culture se sont tissés si délicatement dans la zone. Elle et le vendeur de galettes libanaises traditionnellement servies au petit-déjeuner, Foron Samir, ont été les premier·ère·s à rouvrir leurs portes, en mai 2021, après être restés fermé·e·s pendant près d’un an. « Après l’explosion, tout était très calme », me dit Joumana Asseily. « Aujourd’hui, l’activité a pleinement repris. Mais l’emplacement a été choisi ainsi : vous devez décider de venir ici, vous ne passez pas simplement par hasard. Nous avons nos collectionneur·euse·s régulier·e·s qui sont très fidèles et viennent à chaque exposition. Mais nous avons aussi un public plus large qui est très curieux. Peut-être qu’iels viennent aussi à chaque exposition mais n’achètent qu’une fois. Ou iels nous suivent sur les réseaux sociaux et posent beaucoup de questions. » Aujourd’hui les écoles viennent visiter la galerie, qui célèbrera son dixième anniversaire avec une exposition collective dont le vernissage aura lieu juste après Art Basel Paris. Étonnamment bien en effet.

Crédits et légendes

Kaelen Wilson-Goldie est une auteure et critique d’art basée à Genève.

Marfa' Projects présentera son stand dans le secteur Galeries à Art Basel Paris.

Traduction française : Art Basel.

Légende de l'image d'en-tête : Joumana Asseily, 2025. Photographie de Mohamad Abdouni pour Art Basel.

Publié le 15 Octobre 2025.