En collaboration avec le Centre Pompidou
L’an passé, une étude scientifique du bassin méditerranéen révélait une inquiétante vérité : d’ici 2100, un quart de la Camargue sera sous les eaux à cause du réchauffement climatique. Un impact que l’on observe déjà sur le paysage de cette région naturelle française formée par le delta du Rhône, caractérisé notamment par ses marais salants aux teintes rosées, où 25 % des terres se trouvent en dessous du niveau de la mer. Ce territoire en transformation, Eva Nielsen le découvrait il y a quelques années en préparant un projet pour le programme BMW Art Makers. Depuis trois ans, il ne quitte plus l’esprit de l’artiste française nommée cette année au Prix Marcel Duchamp. Aussi fascinée par son érosion qu’inquiète de sa disparition programmée, la quadragénaire l’explore par le prisme d’œuvres à la fois photographiques et picturales dont on découvrait un premier échantillon aux Rencontres d’Arles à l’été 2023. Des œuvres où les jeux de transparence et de superposition, qui s’inscrivent dans le prolongement des principes plastiques amorcés par l’artiste dès la fin des années 2000, laissent apparaître sur la toile des paysages hybrides et mystérieux d’architectures flottantes sur fond de ciels crépusculaires.
Eva Nielsen le dit aujourd’hui sans ambages : au moment d’embrasser sa carrière d’artiste il y a 20 ans, elle voulait être « tout sauf peintre ». Très curieuse de son environnement, la jeune femme originaire de banlieue parisienne choisit d’abord la photographie argentique pour partir à la rencontre du décor qu’elle voit à travers les vitres du RER : des zones auparavant rurales, qui se sont massivement urbanisées depuis sa naissance au début des années 1980. Armée de son appareil, elle parcourt dès l’adolescence les environs de ce Grand Paris en gestation, entre quartiers en construction et bâtisses laissées à l’abandon, et les immortalise sur la pellicule. « Ce que j’aimais dans l’argentique, c’était la persistance rétinienne, le champ-contrechamp, l’alchimie, se remémore-t-elle. Mais avant tout, l’idée de faire apparaître. »
Fascinée par les techniques d’impression, l’artiste fait lors de ses études aux Beaux-Arts de Paris une découverte qui deviendra cruciale : la sérigraphie. « J’ai compris très tôt que ma pratique devait être hybride, à l’image des espaces que je traverse depuis l’enfance. La sérigraphie s’est alors imposée à moi comme une évidence : elle représentait la combinaison parfaite entre peinture et photographie. » Dans l’atelier de l’école dédié à cette pratique, aux côtés de son camarade de promotion l’artiste Raphaël Barontini, Eva Nielsen s’en empare comme lui de façon très expérimentale. En amont, elle réalise sur Photoshop des montages à partir de ses propres clichés en superposant des calques d’images, manière de « stratifier [son] regard pour le recomposer sur la surface de la toile par sérigraphie ». Puis, sur des formats parfois grands, elle échafaude morceau par morceau (avec des pochoirs) une architecture en noir et blanc, qu’elle masque ensuite avec du scotch pour peindre à l’huile les zones vierges. Ses œuvres les plus emblématiques se reconnaîtront donc à cette composition typique : au premier plan, un élément de bâtiment en nuances de gris – structure brutaliste, escaliers en colimaçon, grille ou portail… –, et en arrière-plan, un paysage naturel coloré où se dessinent une ligne d’horizon et un ciel peints d’après ses prises de vue.
« Je cherche à suggérer le volume, à sculpter la contreforme, mais en deux dimensions », explique Eva Nielsen dans son atelier du treizième arrondissement parisien. Inspirée par les sculptures de Robert Rauschenberg et Barbara Hepworth, mais aussi par la peintre Georgia O’Keeffe, l’artiste ne masque pas son goût pour la matérialité que lui offre la technique qu’elle a adoptée. « Dans la sérigraphie, on retrouve le côté granuleux de la peinture. Les transparents que l’on utilise sont brûlés et agissent aussi comme une trame, comme un tamis. » Pendant près de 15 ans, Eva Nielsen a produit de façon très artisanale, éclairant ses écrans à l’aide de lampes de jardin, avant de faire récemment l’acquisition d’une machine professionnelle.
La plasticienne nous le rappelle : la sérigraphie est une pratique très physique pour laquelle elle mobilise tout son corps. Tout comme lorsqu’elle peint, ensuite, la toile par terre : « À un certain stade, je ne sais plus où est le sol de mon atelier, ma peinture, mes jambes. C’est comme si j’étais en train de patauger dans mes œuvres », s’amuse-t-elle, rapprochant son lieu de travail des marais qui l’inspirent tant. Sur ses toiles, aux formats pouvant aller de quelques dizaines de centimètres à 2 à 3 mètres de haut et de large, l’artiste n’hésite pas à laisser visibles les imperfections. « J’ai beau préparer minutieusement toutes mes compositions, les interstices y sont apparents. Les limites entre les écrans, les différences d’encrage… Cela crée de la texture, de la nuance et une étrangeté très saisissante qui correspondent pour moi à l’expérience humaine. »
Des montagnes du Vercors aux volcans d’Islande, Eva Nielsen aime parcourir et photographier la nature à l’état brut. Loin d’être topographiques, toutefois, les œuvres qui découlent de ses clichés nous invitent dans des paysages indéfinis dont les composantes sont difficilement localisables. « On se trouve toujours à la lisière de la ville et à la limite du visible, dans une zone de trouble », résume-t-elle. Si ces espaces énigmatiques presque oniriques, peuvent évoquer les architectures impossibles d’Escher, les paysages métaphysiques de Giorgio de Chirico ou encore les horizons perdus peints par Kay Sage, l’utilisation de la photographie et de la sérigraphie par Eva Nielsen ajoute un effet de réel déroutant, voire de trompe-l’œil. Depuis quelques années, elle y intègre discrètement la figure humaine à partir de clichés d’archives familiales, qu’elle imprime sur des morceaux d’organza de soie ou de latex tendus au-dessus de la toile peinte. Ainsi superposé, le tissu imprimé crée des effets de texture, une vibration et une transparence qui confèrent à ces personnages une aura spectrale, répondant aux grandes obsessions de l’artiste : « voir à travers » et « faire remonter à la surface ».
Pour la 25e édition du Prix Marcel Duchamp, qui, pour la première fois, se tiendra au Musée d’Art Moderne de Paris, Eva Nielsen présente Rift – terme utilisé en géologie pour désigner le stade de rupture terrestre menant à la formation d’une faille tectonique. Déployée dans toute une salle, sa proposition condense toutes ses recherches : au-delà des deux grands formats accrochés sur les cimaises, la plasticienne matérialise l’idée de « sédimentation », de couches et de profondeur à l’aide de structures métalliques où sont suspendus ses petits formats, « qui apparaissent comme des échos, des montées de souvenirs ».
Une partie de ces nouvelles œuvres a justement été produite lors de son retour récent en Camargue, où l’artiste a poussé plus loin la fusion entre l’image et la nature. « Devant ces marais, j’ai vraiment eu l’impression d’être face à des bains de révélation dans la chambre noire. » Pour exprimer cette fusion, l’artiste a emporté ses typons imprimés et les a photographiés après les avoir immergés dans l’eau des marais, les films en sont ressortis maculés de débris naturels. L’œuvre imprime le paysage, le paysage imprime l’œuvre… et, tout en révélant ses caractéristiques exceptionnelles, alerte le public sur la nécessité de sa préservation.
Cet article fait partie d’une collaboration avec le Centre Pompidou dans le cadre du Prix Marcel Duchamp 2025. Consultez l’article sur le site du Centre Pompidou ici.
Eva Nielsen est représentée par la Galerie Peter Kilchmann (Paris, Zurich) et The Pill (Paris, Istanbul).
Prix Marcel Duchamp
Musée d'Art Moderne de Paris
Du 26 septembre 2025 au 22 février 2026
Matthieu Jacquet est un journaliste basé à Paris.
Légende de l’image principale : Eva Nielsen photographiée par Guillaume Blot pour Art Basel et le Centre Pompidou.
Publié le 18 septembre 2025.