L’artiste allemand Julius von Bismarck, né en 1983, a toujours été fasciné par les monuments. « J’ai fouetté la statue de la Liberté », se souvient-il depuis son atelier berlinois, en référence à sa série Punishment (2011–2012). Pour ce projet, il s’était rendu dans des paysages reculés, cinglant la mer, les montagnes escarpées et les déserts avec un fouet de plusieurs mètres de long. Puis il a « attaqué » des sites culturels et, dans le cas de l’icône new-yorkaise, a même été arrêté pour son geste.

Sa création la plus récente inspirée par un monument, The Elephant in the Room (2023), qui sera présentée au Petit Palais dans le cadre du Programme Public d’Art Basel Paris 2025, adopte une approche plus ludique et, en apparence, innocente. Inspirée d’un pantin articulé que l’artiste possédait enfant, l’œuvre se compose de deux sculptures cinétiques qui ne cessent de s’effondrer et de se reconstituer à des rythmes différents. Actionnés par des moteurs, des treuils et un programme informatique, ces mouvements cycliques rappellent « la fragilité de monuments que l’on croit éternels », un sujet auquel Julius von Bismarck réfléchit depuis la vague de déboulonnage de statues déclenchée, aux États-Unis, par le meurtre de George Floyd en 2020. Auparavant, déjà, l’artiste avait été marqué par la destruction des Bouddhas de Bâmiyân par les Talibans en Afghanistan en 2001, et par le renversement, filmé, de la statue de Saddam Hussein à Bagdad en 2003.

La première figure de The Elephant in the Room est une girafe naturalisée. « Une girafe est-elle un monument ? Oui, c’en est un », affirme l’artiste, expliquant son intérêt pour l’idée de la nature comme invention coloniale, séparant les humains du reste de la création terrestre. À travers cette sculpture, il souligne que si les figurines d’animaux de zoo paraissent joyeux et inoffensifs, ils incarnent en réalité une démonstration du pouvoir colonial sur d’autres êtres vivants. « J’essaie de ramener les visiteur·euse·s à leurs souvenirs d’enfance, et de leur faire prendre conscience que ce qu’il·elle·s ont vécu comme quelque chose d’innocent a pu avoir une influence décisive sur leur perception actuelle du monde. »

À côté de la girafe se dresse un monument plus traditionnel : une réplique réduite d’une statue d’Otto von Bismarck. Comme leur nom le suggère, celui-ci – qui fut premier chancelier de l’empire allemand de 1871 à 1890 – est un ancêtre de l’artiste, qui n’avait jamais auparavant abordé son histoire familiale dans son travail. Présentée pour la première fois lors de l’exposition « When Platitudes Become Form » (2023) à la Berlinische Galerie, consacrée au rôle de la colonisation dans la construction de la nature, l’œuvre, selon lui, s’imposait : « D’un point de vue allemand, on ne pouvait contourner ce nom. » Après sa mort, Otto von Bismarck fut érigé en « héros national, en monument, en nom de rue ». Aujourd’hui, nombreux·ses sont ceux·celles qui estiment – et agissent en ce sens – qu’il faut déboulonner ses statues, en raison de son rôle dans l’expansion de l’Empire allemand.

Mais même lorsqu’un monument est retiré, il n’est jamais exclu qu’il ressurgisse, tout comme les pantins articulés de Julius von Bismarck, qui ne cessent de se relever. « À la lumière des événements politiques de ces dernières années, il est évident que la société revient sans cesse à des questions que l’on croyait réglées depuis longtemps », constate-t-il. « Je n’aurais jamais imaginé me retrouver face à un potentiel scénario de guerre en Allemagne de mon vivant.

Si The Elephant in the Room avait une résonance particulière à Berlin, l’artiste est curieux de voir comment l’œuvre sera perçue dans un autre contexte, en l’occurrence à Art Basel Paris. « Placer un monument au milieu de milliers d’autres, dans le décor très baroque [du Petit Palais], est très différent que de l’exposer dans un musée moderniste berlinois », observe-t-il, qualifiant le lieu parisien lui-même de « monument d’une époque, d’un type d’État, et d’une phase dans l’architecture et l’art ». Le fait que des visiteur·euse·s du monde entier se rendent à la foire l’enthousiasme également. « Les sujets que j’aborde sont internationaux, pas seulement allemands. »

À Paris, The Elephant in the Room sera présenté aux côtés de deux autres œuvres : une pièce murale de la série « OOOSB » (2024-25), où Julius von Bismarck presse des plantes et des animaux naturalisés dans des panneaux de bois aggloméré bon marché pour créer des images évoquant « [mes] rêves… et des animaux des fables », ainsi que Grenzen der Intelligenzen (2024), une vidéo hypnotique montrant des insectes tournoyant sans fin autour d’une lumière fluorescente. « C’est une petite exposition de travaux différents qui expriment mon intérêt général pour la projection humaine sur les animaux, et la manière dont nous les utilisons pour construire notre propre réalité », résume Julius von Bismarck.

The Elephant in the Room s’inscrit dans une série en cours de sculptures inspirées par des pantins, « qui utilisent la même technologie et le même concept, mais qui revêtent des significations très différentes ». Parmi celles-ci figurent Das Reh (2024), une représentation grandeur nature d’un faon recouvert de la peau d’un chevreuil, ou Zwei Wölfinnen (2024), réunissant deux louves : l’une naturalisée, l’autre inspirée de la célèbre statue de bronze de celle qui aurait allaité Romulus et Rémus, fondateurs mythiques de Rome – un exemple de la « projection humaine » dont parle l’artiste. « Ces récits sont-ils des constructions nécessaires aux humains pour forger leur compréhension culturelle du monde ? Ou ont-ils réellement eu lieu ? Je crois qu’il est important de s’y pencher. »

Crédits et légendes

Emily May est une auteure britannique basée à Berlin, spécialisée dans la danse et la performance.

La projet de Julius von Bismarck au Petit Palais est présenté par Sies + Höke et The Ranch du 21 au 26 octobre. Découvrez le Programme Public d’Art Basel Paris 2025 ici

Miu Miu est le Partenaire Officiel du Programme Public.

Un dispositif de médiation est assuré tous les jours du 21 au 26 octobre 2025 de 14h à 17h30 par les élèves de l’École du Louvre.

Traduction française : Art Basel.

Légende de l'image d'en-tête : Vue d’installation de l’exposition de Julius von Bismarck, When Platitudes Become Form, à la Berlinische Galerie, Berlin. Photographie de Roman März. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de la Berlinische Galerie.

Publié le 2 Octobre 2025.