David Lynch avait l’art de créer pour ses films des décors oniriques et surréalistes : souvent des pièces à l’éclairage inhabituel, sans portes, et qui produisaient un sentiment de malaise. Le Silencio, étrange cabaret apparaissant dans Mulholland Drive (2001) est l’un de ces lieux qui oscillent entre rêve et réalité. 10 ans plus tard, un vrai club Silencio ouvrait ses portes dans le 2e arrondissement de Paris – créé par Lynch lui-même.
La rue Montmartre ne ressemble en rien au lugubre parking, balayé par les vents, où un taxi dépose deux personnages dans le film. De la façade noir mat du club parisien a disparu le mot « Silencio », l’enseigne bleue tracée en cursive qui apparaissait dans le film. En fait, rien ne laisse deviner que vous êtes au bon endroit, hormis une élégante escouade de videurs en chemise noire se tenant devant la porte, et un étroit morceau de trottoir réservé à l’inévitable queue qui se forme au fil de la soirée, et que délimite une corde de velours noir.
On y accède par un escalier noir, faiblement éclairé par les bandes de lumière courant horizontalement le long du mur. Une série de photographies dans une palette nocturne et fiévreuse borde l’escalier. Elles dépeignent d’étranges paysages : un tunnel d’or, des arbres blancs, surgissant d’un sol sombre, floutés par des éclats de lumière. Ce n’est qu’une fois entré dans le club que l’on réalise – dans un clin d’œil du cinéaste à son propre univers – que ces photos, prises par le réalisateur lui-même, sont celles de l’intérieur du club.
Le premier espace dans lequel on pénètre est ce tunnel, où les murs et le plafond sont faits de blocs de bois inégaux, rugueux, et recouverts de peinture dorée. Tels des lingots, ils donnent la sensation de marcher dans un vortex. Le club se trouve à six mètres sous terre, et il est bas de plafond. Les miroirs, omniprésents, augmentent la sensation de profondeur. Lynch a conçu le décor, jusque dans les moindres détails du mobilier. Sa patte est particulièrement apparente dans l’éclairage qui, depuis le sol, projette des ombres diaboliques sur les visages des gens, tandis que des spots créent le long du couloir de petites flaques de couleur qui se dissolvent dans des poches d’obscurité. Le club est étonnamment petit, étrangement cosy. On y trouve dans le salon des livres d’art et de mode. Le public peuvent avoir la sensation de déambuler sur le plateau d’un thriller hollywoodien.
« Lynch était vraiment la seule personne à laquelle nous avons pensé pour travailler sur ce projet », confie Arnaud Frisch, le co-fondateur du Silencio, et figure de la nuit parisienne. Arnaud Frisch est également derrière d’autres lieux majeurs de la scène clubbing de la capitale française, comme Wanderlust et l’ancien Social Club, désormais fermé, qui occupait l’espace au-dessus du Silencio. « Il était évidemment l’un des plus grands cinéastes du 20e siècle, mais aussi quelqu’un qui incarnait la pluridisciplinarité du lieu que nous voulions créer » poursuit-il au sujet de Lynch.
Car le Silencio n’est pas seulement une boîte de nuit : c’est un espace hybride, à la fois salon littéraire et lieu de rencontre intellectuel. Son programme culturel comprend des conférences, des projections de films, des expositions et des concerts. Il est situé dans les anciennes presses du journal L’Aurore, là où fut imprimé le fameux article d’Émile Zola « J’accuse… ! ». Dans l’histoire plus contemporaine, Lana Del Rey y a donné son tout premier concert parisien en 2011, Virgil Abloh y a fait son premier DJ set et la scène a également vu passer Pharrell Williams, Kendrick Lamar, Dua Lipa et Beth Ditto. Ai Weiwei et Martin Parr y ont exposé leurs œuvres. L’un des objectifs affichés du club est de générer des rencontres fortuites entre créatif·ve·s.
« C’est un club intime, parce que composé d’une multitude de salles différentes », explique Arnaud Frisch. « Cela permet de rencontrer plus facilement les gens dans les couloirs, entre les espaces. On peut s’y perdre un peu, surtout la première fois qu’on vient. »
Pour y accéder, il y a un programme d'adhésion. L’atmosphère intérieure prolonge ce sentiment d’exclusivité. La piste de danse, baignée d’une lumière rouge sang, est exiguë et se remplit rapidement. Des tables privées bordent chaque côté, délimitées par des cordes de velours, réduisant encore l’espace. Pour danser dans l’espace relativement dégagé derrière la cabine du DJ, il faut porter un bracelet particulier. Plus loin, devant le bar, un îlot de fauteuils beiges moelleux — savamment agencés — reste interdit à ceux qui ne disposent pas d’une réservation. Les serveur·euse·s du bar se frayent un chemin à travers la foule, des seaux à champagne à la main. Un salon VIP est gardé avec zèle par un videur.
C’est lors des temps forts culturels du calendrier parisien – à l’image de la Fashion Week ou d’Art Basel Paris –, que le Silencio attire le plus de monde. La marque s’est également exportée à l’international. Il y a maintenant El Silencio à Ibiza et un Silencio à New York, tandis que des pop-ups sont ouverts au festival de Cannes et à Art Basel Miami Beach. « Le Silencio est un projet vivant », explique Arnaud Frisch. « Il fait le lien entre la musique, le cinéma et la mode. » L’équipe envisage d’ouvrir de nouveaux lieux ailleurs en Europe, ou peut-être à Tokyo, ainsi qu’un hôtel estampillé Silencio. « Cela fait partie de l’ADN du Silencio – créer un espace où les gens peuvent se rencontrer et se rassembler », conclut le co-fondateur.
Catherine Bennett est une journaliste basée à Paris.
Traduction française : Art Basel.
Légende de l’image d’en-tête : Le Silencio. Photographie d'Alexandre Guirkinger.
Publié le 11 septembre 2025.