Vivian Suter peint dans le noir, dehors exclusivement. Presque quotidiennement, elle quitte sa maison nichée sur un terrain verdoyant de Panajachel, au Guatemala, en fin d’après-midi. Portail verrouillé, bâton de marche récupéré dans les broussailles locales en main, elle traverse les manguiers et les caféiers de son jardin avant de gravir cent vingt marches de pierre abruptes jusqu’au porche de son atelier d’une pièce, taillé au sommet de la colline.
Pigments disposés, elle s’y colle, badigeonnant la toile de larges quantités de couleur par gestes amples et spontanés, jusqu’après le coucher du soleil. Pas d’électricité, pas de lampe. La plupart du temps, impossible de distinguer ce qu’elle vient de créer.
« Le matin, je monte voir les toiles », raconte l’artiste à Art Basel. Elle travaille sur deux ou trois œuvres simultanément, alternant pour laisser sécher une couche avant d’en appliquer une autre. « J’ignore totalement à quoi elles ressemblent tant que je ne les vois pas en plein jour. »
Entre-temps, les œuvres prennent leur autonomie. Vivian Suter mélange systématiquement de la colle de poisson à ses peintures et les toiles, encore poisseuses et abandonnées dehors, récoltent souvent poussière, débris, voire insectes de passage nocturne.
Voilà son quotidien depuis quarante ans, quasi sans variation. À 75 ans aujourd’hui, elle s’accorde quelques aménagements. Elle peut demander à ses assistant·es de disposer les toiles tendues et vierges sur la partie plane de son terrain, pas trop loin du figuier majestueux qui l’avait convaincue d’acheter la propriété en 1983. Là, l’artiste travaille directement au sol, parmi les feuilles mortes et brindilles, au milieu de dizaines de pots de peinture vides éparpillés qu’elle garde comme source d’inspiration.
L’artiste ne chôme jamais et peut produire des centaines de toiles par an, toutes sans titre ni date. D’où sa capacité à monter une expo solo – comme dès le 12 juin au Palais de Tokyo – avec pas moins de 500 œuvres au catalogue.
L’exposition, sous le commissariat de François Piron en collaboration avec le MAAT de Lisbonne, s’intitule « Disco », qui est aussi le nom d’un·e des chien·nes gambadant librement dans son jardin (et parfois sur ses peintures fraîches, y laissant leurs empreintes). Les œuvres s’afficheront sans cadre selon diverses configurations : superposition façon salon sur les murs, suspension à des fils pour qu’elles bougent au vent, empilage au sol où seule la toile du dessus reste entièrement visible aux visiteur·euses.
Suter laisse aux commissaires le soin de décider la présentation de ses œuvres, même si ce style débridé choisi par Piron colle parfaitement. Une approche sans règles, à l’image de sa propre existence.
Née de parents suisses à Buenos Aires où son père dirigeait une imprimerie, Vivian Suter a pour mère la regrettée collagiste Elisabeth Wild (représentée, coïncidence, par la même galerie suisse Karma International). Déménagement familial en Suisse à ses 12 ans, mariage à 19 ans avec l’auteur à succès Martin Suter – bien avant que l’auteur n’écrive les romans qui le rendraient célèbre (« Il voulait déjà écrire », se souvient Vivian. « Mais il répétait qu’iel manquait d’expérience »). Divorce quelques années plus tard, même si leur amitié perdure au point que Martin possède une propriété voisine à Panajachel où il séjourne une partie de l’année.
Premier voyage guatémaltèque pour Vivian en touriste chasseuse de ruines continentales. Mais tout s’arrête à Panajachel. Elle cherchait à fuir l’agitation urbaine, « la liberté », et l’a dénichée dans cette bourgade au bord du lac Atitlán, cratère volcanique de 130 kilomètres carrés sillonné de bateaux de pêche et taxis nautiques reliant les villes riveraines.
« Je n’ai jamais été très sociable », avoue-t-elle. « Je suis venue ici pour éviter tout ça. »
Panajachel tenait encore du village à son arrivée, mais s’est muée en cité bruyante et grouillante, écrasée de trafic sur ses ruelles pavées étroites. Des flottes de tuk-tuks à trois roues vrombissent dans tous les sens, véhiculant habitant·e·s locaux·ale·s et hordes de backpacker·euse·s de passage.
L’artiste tombe sur une ancienne plantation de café à vendre, hypnotisée par ce figuier. Achat, construction d’une maison modeste d’un étage, nouveau mariage, éducation d’un fils, puis édification d’une seconde demeure pour sa mère qui y finira ses jours en 2010 à 98 ans.
Vivian Suter cumule les nationalités et parle plusieurs langues, mais son éducation cosmopolite l’a toujours fait se sentir étrangère, en marge, peu importe le lieu. Logique qu’elle se sente chez elle dans la nature, moteur de son art. Ses peintures abstraites aux lignes lâches mais résolues – tantôt blocs colorés à angles droits, tantôt cercles, s’entrechoquant presque systématiquement – sont des paysages.
Elle peint les arbres et buissons environnants, leurs contours et ombres, mais aussi leur essence intime, leurs personnalités peut-être, telles qu’ils se dévoilent instantanément. « Je saisis la lumière, les sons, l’atmosphère », explique-t-elle.
Elle travaille en mouvement perpétuel, « en action » selon son propre terme pour décrire ce rituel nocturne, « Et puis je m’arrête net », dit-elle. À ce moment-là, le soleil a déjà disparu.
Vivian Suter récupère son bâton, redescend ses cent vingt marches, rentre chez elle. Dans quelques heures, l’artiste découvrira exactement ce qu’elle a créé.
Vivian Suter est représentée par Karma International (Zurich), Gladstone Gallery (New York et Bruxelles), Proyectos Ultravioleta (Guatemala City) et Gaga (Mexico City et Guadalajara).
Vivian Suter
« Disco »
Du 12 juin au 7 septembre 2025
Palais de Tokyo, Paris
Ray Mark Rinaldi est journaliste et critique d’art, basé à Mexico et à Denver. Il collabore régulièrement avec le New York Times, Hyperallergic, Dwell, Opera America et d'autres publications.
Légende de l'image d'en-tête : Vivian Suter dans son atelier à Panajachel, Guatemala. Photo : © Flavio Karrer.
Publié le 4 juin 2025.