Les catégories traditionnelles peinent à saisir l’amplitude et la profondeur de la pratique de Christelle Oyiri, aka Crystallmess. Lauréate de la première commande Infinities de la Tate Modern, à Londres, elle est tout à la fois alchimiste, archiviste et hackeuse. Elle endosse ces rôles avec une aisance instinctive, entremêlant différents médias et méthodologies pour élaborer un langage artistique singulier, stratifié. Elle travaille, dit-elle, « entre les lignes » – tant dans la forme que dans l’exploration des zones poreuses et mouvantes qui s’immiscent entre mémoire intime et mémoire collective, production culturelle et critique politique.

Née et élevée en banlieue parisienne dans une famille ivoirienne et guadeloupéenne, Christelle Oyiri inscrit son art dans son vécu. Sa pratique englobe musique, performance, écriture, sculpture et cinéma, chaque médium servant à interroger les effets aliénants du colonialisme et du capitalisme, les esthétiques de la résistance et les subjectivités noires contemporaines. Ces formes ne sont jamais cloisonnées : elles se croisent, ouvrant de multiples points d’accès à une œuvre tentaculaire, exposée cet été dans les Tanks de la Tate Modern.

L’exposition, intitulée « In A Perpetual Remix Where Is My Own Song? », met résolument le corps au centre. Pensée par Rosalie Doubal, Senior Curator, International Art (Performance and Participation) à la Tate, elle inaugure une nouvelle série de commandes, Infinities, dédiées, aux « artistes qui repoussent les limites des formes artistiques », explique-t-elle. Ouvrant le bal, Christelle Oyiri a été choisie à l’été 2024 par un jury composé notamment du compositeur Brian Eno, de l’artiste Anne Imhof et de la directrice de The Kitchen (New York) Legacy Russell. Son projet se présente comme une installation audiovisuelle monumentale épousant l’architecture brute des Tanks. Il marque une « étape décisive pour l’artiste », souligne Rosalie Doubal, « où s’opère une symbiose entre son travail visuel et sa pratique musicale ».

Des sculptures en bronze d’un corps de femme nu, figé dans divers états de transformation, reposent sur des socles qui font aussi office de haut-parleurs. Éclairées et traversées de sons distordus, elles transforment le corps en source et en site, à la fois objet et sujet, déformé et réapproprié. Cette forme instable devient outil critique : Christelle Oyiri y interroge les canons de beauté, les interventions de chirurgie esthétique et les représentations de la féminité. Dans cette chorégraphie de lumière, de son et d’éléments sculpturaux, tout converge vers la projection d’un film qui implique physiquement le spectateur·rice dans sa logique narrative.

Depuis ses débuts dans les clubs parisiens, dans les années 2010, Christelle Oyiri a toujours mis le public au cœur de son travail. En une décennie, elle s’est imposée comme une figure incontournable de la scène électronique internationale, avec des sorties sur le label PAN, son EP autoproduit Mere Noises (2018) et des performances au club berlinois Berghain ou encore au festival Coachella, aux côtés de Frank Ocean.

Mais sa musique dépasse largement les frontières du club. Elle irrigue une démarche artistique plus vaste qui fait d’elle l’une des voix les plus singulières de sa génération. Chez Christelle Oyiri, le son est vecteur d’affects et de mémoire, porteur d’identité collective. Sa pensée s’ancre dans les écrits décoloniaux d’Aimé Césaire, d’Édouard Glissant ou de Kodwo Eshun. Ses interventions musicales – performances live ou installations – agissent comme autant de stratégies de rupture, déconstruisant les récits linéaires et eurocentrés de l’histoire musicale, et les séquelles toujours actives du colonialisme.

Elle prolonge cette réflexion dans ses textes, publiés entre autres dans The Guardian et Dazed, où elle retrace l’histoire oubliée des cultures musicales diasporiques africaines – notamment celle du Logobi, genre ivoirien apparu dans les années 2000 en pleine guerre civile, avant de devenir un mouvement d’auto-identification chez les jeunes Noirs en France. Sa lecture de ce phénomène est à la fois intime et politique : elle en explore les origines tout en soulignant son pouvoir de structuration identitaire face à la marginalisation systémique.

Cette exploration se cristallise dans son film Collective Amnesia: In Memory of Logobi (2018–2022), collage hybride mêlant animation 3D, archives et mises en scène. On y suit une jeune fille amnésique qui retrouve la mémoire grâce à l’art, à la musique, à la sorcellerie et à l’amitié. À l’image du reste de son œuvre, le récit se déploie dans une zone liminaire entre rêve et archive, fiction et mémoire. C’et un film sur la transmission, les ruptures et l’architecture fragile du souvenir.

Cette œuvre a figuré dans la première exposition personnelle de l’artiste dans une institution, « Gender Battle », au Tramway de Glasgow en 2022. Elle y poursuivait son travail sur les récits spéculatifs ancrés dans des contextes culturels précis. Autre vidéo, War! Club! Action! (2022) revient sur la genèse du coupé-décalé, genre proche du Logobi, en s’attardant sur Douk Saga, figure emblématique de ce courant. La musique y devient outil de résilience.

Présenté également, 2002 (2022) propose un grand montage numérique d’images familiales altérées, portrait spectral de l’intime et de la rupture. Plus loin, Vindicta (2022) s’attaque au pillage colonial des artefacts africains : des miroirs gravés à l’effigie de masques krou (groupe ethnique d’Afrique de l’Ouest) fusionnent les visages volés à ceux des visiteur·euse·s, effaçant la distance entre observateur·trice et objet.

Christelle Oyiri ne se limite pas à la critique du passé colonial ; elle en examine les prolongements écologiques. Dans Venom Voyage (2023), installation présentée à l’ETH Zurich, elle reconstitue une fausse agence de voyage dénonçant l’exploitation environnementale perpétrée dans les territoires ultramarins français. Derrière les images paradisiaques de la Guadeloupe ou de la Martinique plane le spectre du chlordécone, pesticide cancérigène interdit ailleurs mais utilisé durant des décennies dans ces régions.

En 2024, après avoir reçu le prestigieux PONTOPREIS MMK, l’artiste présente au ZOLLAMT MMK, à Francfort, un nouveau corpus intitulé AN EYE FOR AN “I”, qui revient sur les quartiers de son adolescence. Elle y met en scène la figure du chouf, le guetteur des cités, qu’elle réinvente en agent de contre-surveillance et témoin actif d’un tissu informel de résistance. Sonorités, jeux de lumière et interventions architecturales créent un environnement dense, une immersion dans une atmosphère de surveillance et d’effacement.

Dans toutes ses œuvres, à l’instar de sa commande pour la Tate, l’aspect personnel n’est jamais uniquement introspectif. Il appelle la présence du·de la spectateur·rice, mais aussi sa responsabilité. Les environnements immersifs qu’elle compose sont autant des espaces de confrontation que de communion, des lieux où passé et futur se télescopent en actes incarnés de mémoire et de résistance.

Légendes et crédits

Juliette Desorgues est commissaire d’exposition et auteure. Elle vit entre Paris et Londres.

Légende de l'image d'en-tête : Vue de l'exposition « In A Perpetual Remix Where Is My Own Song? » de Christelle Oyiri, Tate Modern, 2025. © Tate Photography - Joe Humphreys.

Traduction française : Art Basel.

Publié le 24 juin 2025.