Peu après la clôture d’une édition 2025 d’Art Basel Paris couronnée de succès, une évolution du cadre législatif a été débattue par les député·e·s français.es lors des discussions sur le projet de loi de finances pour 2026 à l’Assemblée nationale. Iels ont notamment adopté vendredi 31 octobre plusieurs amendements et sous-amendements qui requalifient l’impôt sur la fortune immobilière en un « impôt sur la fortune improductive » qui pourrait inclure les œuvres d’art.
Si le seuil d’imposition reste flou (entre 1,3 million et 2 millions d’euros), le barème progressif est remplacé par un taux unique de 1 % appliqué à la fraction du patrimoine net taxable excédant ce seuil. En ce qui concerne les entreprises, l’amendement I-3052 prévoit la taxation des « biens somptuaires » (œuvres d’art, objets de collection ou d’antiquité tels que tableaux, sculptures, mobilier ancien ou livres rares, sauf si ces biens sont effectivement mis à disposition du public, par exemple via des prêts à des musées) détenus par les holdings et relève son taux à 20 %.
Art Basel Paris a invité trois galeristes (Nathalie Obadia, Michele Casamonti [Tornabuoni Art], et Franck Prazan) ainsi qu’un juriste en droit et fiscalité du marché de l’art, Léopold Vassy, à commenter ce cadre législatif et analyser les implications de cette loi dont l’adoption définitive devrait se jouer dans les semaines qui viennent.
Rappel des principales étapes de l’évolution de la fiscalité applicable aux œuvres d’art en France
Léopold Vassy : La volonté d’intégrer les œuvres d’art dans l’assiette d’un impôt sur la fortune n’est pas nouvelle. En 1981 déjà, le ministre de la Culture d’alors, Jack Lang, avait, au nom de l’exception culturelle, veillé à les exclure de l’impôt sur les grandes fortunes (IGF, 1982-1986). Cette logique a été reconduite pour l’ISF, qui lui succède (1989-2017), malgré plusieurs tentatives – toutes restées vaines – de remettre en cause cette exonération. En 2018, avec la transformation de l’ISF en IFI – circonscrit au patrimoine immobilier – le débat semblait clos. Son spectre a toutefois ressurgi rapidement, notamment lors des élections présidentielles de 2022, des législatives de juin 2024 ou de l’amendement rejeté en octobre 2024, qui visait déjà la création d’un impôt sur la fortune improductive.
Comment le sujet est-il traité dans les autres pays européens ?
Léopold Vassy : Si ce projet venait à aboutir, la France ferait quasiment cavalier seul. Au sein de l’Union européenne, seule l’Espagne fait figure d’exception, avec un impôt régional sur le patrimoine et, depuis 2023, un impôt complémentaire et exceptionnel (bien que prorogé) sur les grandes fortunes. Cette imposition reste plus nuancée que celle envisagée chez nous : les biens faisant partie du patrimoine historique espagnol ou régional sont exclus. Les autres œuvres d’art et antiquités peuvent l’être également sous certaines conditions, notamment si leurs valeurs ne dépassent pas un certain seuil.
Dans le reste de l’Europe géographique, la Suisse applique un impôt sur la fortune cantonal qui exempte les œuvres d’art exposées au domicile mais taxe celles entreposées. Quant à la Norvège, les œuvres d’art d’une valeur inférieure à un million de NOK (environ 85 000 euros) sont exclues de l’impôt sur la fortune. Enfin, les plus grandes places du marché que sont les États-Unis, la Chine, le Royaume-Uni, ou même d’autres pôles majeurs comme le Japon et l’Inde, n’appliquent tout simplement aucun impôt sur la fortune. La France court donc le risque de nager à contre-courant de ses principaux concurrents.
Comment évaluez-vous l’impact potentiel de l’imposition des œuvres d’art sur l’activité des galeries ?
Nathalie Obadia : Il y a déjà eu une conséquence instantanée : des décisions d’acquisition sont reportées ou annulées depuis l’annonce du projet de taxation des œuvres d’art. Si celle-ci entre en vigueur, la baisse du chiffre d’affaires, difficile à estimer, pourrait entraîner une baisse des recettes publiques issues de la TVA et des impôts sur les sociétés. Cela se traduirait aussi par une potentielle précarisation d’une partie du personnel et une baisse des participations aux foires, surtout celles organisées en France.
Franck Prazan : Les conséquences seraient cataclysmiques, voire mortifères.
Les raisons pour lesquelles des particuliers possèdent des œuvres d’art sont plutôt évidentes. Cependant, quelles peuvent être les raisons (économiques, patrimoniales ou stratégiques) qui conduisent certaines entreprises dites ‘holdings’ à acquérir et détenir des œuvres d’art ou des objets de collection ?
Franck Prazan : Cet anglicisme désigne des structures patrimoniales qui visent la détention à long terme et ont pour but de faciliter la transmission familiale. Elles sont encadrées par un texte de loi, le pacte Dutreil (qui permet que la transmission d’une entreprise familiale bénéficie d’une exonération de droits de mutation). Ce qui peut pousser des sociétés à détenir des œuvres d’art, c’est une détention à long terme qui vise à préserver un ensemble patrimonial et à le transmettre sans rupture.
Michele Casamonti : Les holdings patrimoniales n’achètent pas des œuvres dans une logique spéculative immédiate. Souvent, il est question d’image et d’engagement culturel notamment par des actions de mécénat.
L’intégration éventuelle des « biens somptuaires » dans l’assiette de la taxe appliquée aux holdings, aura-t-elle selon vous des conséquences pour le marché de l’art, notamment en matière d’acquisition, de détention ou de transmission d’œuvres via ces structures patrimoniales ?
Michele Casamonti : Aujourd’hui, ces structures jouent souvent un rôle stabilisateur : elles permettent la conservation, la transmission et la valorisation cohérente des collections. Si la détention devient fiscalement pénalisée, les effets négatifs seront notamment une baisse des acquisitions via les holdings et un transfert de collections vers l’étranger, où la fiscalité reste plus favorable. On risque ainsi de vider le territoire français d’une partie non négligeable de son patrimoine artistique.
Léopold Vassy : L’inclusion éventuelle des œuvres d’art et objets de collection dans la base imposable de la taxe sur les actifs dits « somptuaires » détenus par des holdings patrimoniales soulève plusieurs questions. Sur le terrain pratique, l’évaluation des œuvres d’art constitue l’une des pierres d’achoppement de cette mesure chimérique. Elles devront être faites non selon leur valeur comptable (prix d’achat) mais selon leur valeur vénale, c’est-à-dire leur valeur sur le marché, nécessitant une réactualisation chaque année.
Quelle lecture faites-vous, dans ce cadre législatif, de la qualification des œuvres d’art comme « biens corporels improductifs » ?
Franck Prazan : Une œuvre d’art n’est pas un actif financier, elle ne rapporte pas d’intérêts ni de dividendes et n’offre pas non plus les mêmes garanties dans le temps qu’une acquisition immobilière – certains pourront le regretter. En revanche, lorsqu’une œuvre d’art change de mains, elle est largement fiscalisée par divers dispositifs. Ralentir ou empêcher ces flux revient à s’en prendre aux recettes qu’ils génèrent pour l’État. C’est contre-productif. Sans compter que l’évaluation de la valeur d’une œuvre d’art est un exercice difficile, voire impossible, du fait du caractère unique de chaque œuvre et de la forte variabilité de l’évolution des valeurs. Le contrôle de l’application de cette mesure sera donc très difficile et soumettra les contribuables à une véritable inquisition.
Léopold Vassy : Il faut aussi considérer que la détention d’œuvres d’art engage de nombreux frais qui, eux, participent pleinement à l’activité économique et à l’emploi : frais de restauration, de stockage, d’assurance ou de conservation.
Si cette mesure entrait en vigueur, quel effet pourrait-elle avoir, selon vous, sur la présence et l’activité des galeries étrangères à Paris ?
Franck Prazan : Ces galeries sont venues s’installer à Paris parce qu’elles ont cru – et souhaitons qu’elles puissent continuer à le croire – que Paris était la nouvelle place forte du marché de l’art. Si ces mesures étaient adoptées, cela risque de les faire fuir.
Michele Casamonti : Ce serait un parfait « autogoal » ! Paris risque de perdre une grande partie de son attractivité. Les galeries étrangères, notamment suisses, londoniennes ou américaines, pourraient revoir leur présence sur le marché parisien et relocaliser leurs ventes vers des places plus neutres fiscalement.
Au-delà des aspects économiques, percevez-vous des effets possibles sur la dynamique de la création artistique et sur les artistes de la scène française ?
Michele Casamonti : Sous couvert d’équité fiscale, cette mesure risquerait de fragiliser directement la scène artistique française, déjà marquée par une concurrence internationale forte. L’inclusion d’œuvres d’art dans l’assiette taxable des particuliers et des holdings produirait un effet de réaction en chaîne sur la création elle-même. Les galeries sont le relais vital entre artistes et collectionneur·euse·s : si les second·e·s se retirent, les premier·e·s vont produire moins, et pour les plus jeunes, peiner à émerger. En confondant patrimoine culturel et produit de luxe, elle met en péril non seulement le marché de l’art, mais tout l’écosystème de création et de pensée qu’il soutient.
Nathalie Obadia : Le risque serait de voir un certain nombre d’amateur·rice·s d’art choisir de s’installer à l’étranger et ne plus acheter sur le marché français. Les achats d’œuvres d’artistes français·e·s diminueraient, ce qui serait dommageable pour la vitalité de la scène nationale. Des collectionneur·euse·s ne participeraient plus à l’enrichissement des collections des musées français dont les acquisitions sont largement alimentées par le mécénat, les donations et les cercles de donateur·rice·s. Ces mesures constituent donc un sujet d’intérêt public, et ne concernent pas seulement les acteur·rice·s privé·e·s.
Franck Prazan : L’environnement des biens culturels et de la culture au sens large forme un tout, le premier et le second marché, les institutions, la création, tout est imbriqué. On ne peut pas dissocier un de ces aspects des autres. Le marché de l’art français produit des revenus pour quelque 30 000 artistes français, et soutient l’emploi dans un large éventail d’industries auxiliaires spécialisées. Au total, il représente 61 600 emplois directs et 111 275 emplois indirects dans le marché au sens large (artistes, musées, foires), ce qui le place au même niveau que des secteurs tels que la publicité ou l’édition. L’enjeu est donc de taille.
Anne-Cécile Sanchez est une journaliste et rédactrice indépendante basée à Paris. Elle collabore régulièrement au Journal des Arts, à L’Œil et à Projets Médias.
Légende de l’image d’en-tête : le Grand Palais, Paris, 2024. Photographie d’Aliki Christoforou pour Art Basel.
Publié le 14 novembre 2025.

